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Ecrire en disciple

Article publié dans le n°1045 (16 sept. 2011) de Quinzaines

Comment écrire sur un philosophe dont on se veut le disciple ? Salanskis « désire se concevoir comme élève de Levinas dans le champ de la philosophie ». D’un autre côté, il se définit comme « professeur de philosophie des sciences », autant dire un domaine qui n’est pas précisément celui dans lequel Levinas s’est illustré. Cet écart revendiqué fait toute l’originalité de son livre.
Jean-Michel Salanskis
L'émotion éthique. L'humanité de l'homme. Lévinas vivant, I et II
Comment écrire sur un philosophe dont on se veut le disciple ? Salanskis « désire se concevoir comme élève de Levinas dans le champ de la philosophie ». D’un autre côté, il se définit comme « professeur de philosophie des sciences », autant dire un domaine qui n’est pas précisément celui dans lequel Levinas s’est illustré. Cet écart revendiqué fait toute l’originalité de son livre.

Telle qu’elle est pratiquée en Occident depuis Platon et Aristote, la philosophie consiste pour une large part en une lecture critique des textes reconnus pour philosophiques. Même les auteurs qu’il est le plus légitime de tenir pour des sages ou des directeurs de conscience, Marc Aurèle ou Sénèque, se nourrissent d’écrits techniques dont ils retiennent au moins les concepts dans lesquels couler leur pensée. Lecture critique ne signifie certes pas lecture contre, fût-ce au sens du « tout contre » cher à Sacha Guitry. Il s’agit plutôt de se mettre face au texte, de l’interroger en se souvenant de la manière dont Socrate interrogeait ses interlocuteurs, afin d’en éprouver la résistance et ainsi la grandeur. Ni admiration béate, ni objections étriquées et stériles. Un philosophe se construit dans l’appropriation et l’assimilation de pensées formulées par d’autres, sachant que chacun a ses résistances et ses incompatibilités, et que toute digestion, même de ce pour quoi on a la plus grande dilection, se conclut par le rejet de ce que l’on n’aura pu assimiler. 

La philosophie française de la seconde moitié du XXe siècle a été éclairée par les figures de maîtres majeurs, qui se sont définis comme de simples disciples. Laissons de côté Lacan, dont le champ, freudien, est à côté de la philosophie, pour nommer Kojève, Beaufret, Althusser. Le premier prétendait seulement « introduire » à la lecture de Hegel, le deuxième « dialoguer » avec Heidegger, le troisième « lire » Marx. Ce n’était pas là simple posture de professeurs, que Kojève n’était pas plus que Lacan – et Althusser n’est pas spécialement réputé pour ses cours magistraux. Il s’agit plutôt d’un mode de philosopher qui rappelle celui des grands penseurs de la fin de l’Antiquité, de Plotin à Proclos via les Pères de l’Église. Quelle que soit la modestie dont peuvent se parer ces simples lecteurs, nul n’a douté de leur créativité et leur influence philosophique aura été considérable, plus importante sans doute que celle d’un Sartre (qui finira bien par sortir de son purgatoire, auréolé d’une gloire renouvelée).

Quelque admiration qu’il porte à Levinas, Salanskis ne cherche nullement à s’inscrire dans une telle perspective. Il ne prétend ni « introduire » à sa pensée, ni « lire » ses textes, ni « dialoguer » avec lui. Constatant le « développement impressionnant des études lévinassiennes », il entend plutôt présenter sa « façon d’utiliser Levinas comme inspiration d’une philosophie personnelle », ce que dit bien le titre commun à ces deux ouvrages : de fait, il nous montre un « Levinas vivant » dans sa propre pensée, ce qui peut être tenu pour le plus bel hommage à rendre à un penseur. Ce n’est pas un « Levinas m’a dit », ni quelque autre manière de restituer le grain de la voix d’un homme que Salanskis ne prétend pas avoir connu de très près. 

La spécialité de Salanskis transparaît à peine, ce qui suscite une interrogation sur le point de vue depuis lequel il s’exprime. L’état d’esprit qui préside à son ouvrage est celui de quelqu’un qui ne serait pas forcément philosophe de métier. On pourrait imaginer pour auteur de ce livre tout honnête homme, quelle que soit d’autre part sa spécialité, qui lui aussi aurait conquis une sagesse à la lecture de Levinas. Pourquoi pas un économiste cultivé ? Beaucoup jugeraient que la philosophie n’a pas à cultiver d’autre ambition que d’apprendre ainsi à vivre, ce qui est un peu plus que de rédiger une éthique qui pourrait n’être que discours. C’était somme toute la finalité que Pierre Hadot reconnaissait à toute la philosophie antique, et pas seulement à Marc Aurèle. 

Cette attitude, que l’on peut dire d’amateur éclairé, contribue pour beaucoup à la fluidité de ce livre, dont la plupart des chapitres – constitués par des articles ou des conférences nettement distincts les uns des autres – sont dénués de technicité. Elle en rend la lecture à la fois aisée et attachante. Il y a quelque chose d’enthousiasmant à voir ainsi comment un philosophe peut avoir bouleversé une existence intellectuelle, provoqué une aussi profonde « émotion éthique ».

Marc Lebiez

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