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Article publié dans le n°1136 (01 oct. 2015) de Quinzaines

Il ne semble pas que le nom de Charles Beauquier (1833-1916), député du Doubs pendanttrente-quatre ans (1880-1914), soit aujourd’hui très connu. Il a pourtant écrit,à mi-chemin dans le temps entre Michel de Chabanon et Boris de Schloezer, un livreoriginal où il plaide lui aussi pour une conception « autonomiste » de la musique.
Charles Beauquier
Philosophie de la musique
Il ne semble pas que le nom de Charles Beauquier (1833-1916), député du Doubs pendanttrente-quatre ans (1880-1914), soit aujourd’hui très connu. Il a pourtant écrit,à mi-chemin dans le temps entre Michel de Chabanon et Boris de Schloezer, un livreoriginal où il plaide lui aussi pour une conception « autonomiste » de la musique.
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Ce livre, Philosophie de la musique, date de 1865 et n’a peut-être jamais été réédité. On pourrait supposer que le formalisme de Beauquier est inspiré de celui que défend Du beau dans la musique (1854) ; mais l’ouvrage de Hanslick n’a été traduit en français qu’en 1877 et Beauquier ne le mentionne pas une seule fois. Charles Beauquier se veut le pourfendeur des idées reçues et des fausses théories que la musique traîne derrière elle. Pour lui, par exemple, l’art musical n’a rien à faire avec l’imitation : « C’est surtout au XVIIIe siècle, dit-il ironiquement, que cette profonde philosophie de l’art a fleuri. » Quant à l’influence supposée de la musique sur les mœurs, elle lui est toujours apparue comme « un de ces vieux systèmes à jeter au panier » : « A-t-on jamais imaginé de donner le prix Montyon à une symphonie ? »

Beauquier, qui préfigure en cela Boris de Schlœzer, met en garde son lecteur contre la tendance qui consiste à n’envisager dans la musique que ses effets : le plaisir de la musique serait peu de chose s’il n’était « qu’une titillation voluptueuse, une excitation analogue à celle que procure l’alcool ou le café ». Ailleurs, il parle des « fumeurs d’opium de l’art ». Beauquier combat surtout la croyance – très répandue – selon laquelle la musique serait l’art du sentiment, peut-être même la langue des sentiments. Parce qu’elles sont susceptibles de produire le même puissant effet sur la sensibilité, on a assimilé indûment la musique et les passions. Or, la musique, « limitée au sentiment pur et indéterminé », ne peut caractériser aucune émotion. Par exemple, de la colère « elle n’exprimera que le côté le plus général, […] un mouvement rapide, tumultueux, qui porte à l’action ».

La musique n’est d’ailleurs en aucune façon une langue : « Vouloir établir un rapprochement autre que métaphorique entre la musique et une langue, c’est un enfantillage. » Certes, comme « on peut former une langue conventionnelle avec toute espèce de signes, on pourrait aussi en former une avec la musique, faire signifier à si ré du pain (1), à sol la du vin, etc., ou convenir que tel chant, telle phrase musicale aura un sens déterminé » ; mais « l’art des sons » a suivi une tout autre route.

En réalité, lorsque l’auditeur d’un morceau de musique croit pouvoir lui attribuer une signification, c’est qu’on la lui a suggérée : par un titre, des paroles, un programme, etc. Les paroles, en particulier, épargneront au compositeur « le risque, ayant voulu par exemple imiter le désordre d’un violent amour, de rencontrer des auditeurs qui comprennent qu’il s’agit d’une tempête ». La Symphonie pastorale aurait pu sans dommage se voir accoler n’importe quel autre titre, car il n’est pas plus facile à une musique « d’être pastorale que financière, je suppose ». Pour Beauquier, la musique « produit l’effet des nuages ; chacun y voit à peu près ce qu’il veut ». Imaginons qu’on fasse entendre à plusieurs personnes le même morceau et qu’on leur demande ce qu’il signifie : « Si l’un de ces auditeurs déclarait sérieusement que cette musique exprime la pudeur alarmée de la chaste Suzanne surprise au bain, ne soulèverait-il pas un immense éclat de rire ? »

Mais certains, dit Beauquier, n’ont pas reculé devant le comble de l’absurde : ils ont raconté des œuvres de Beethoven ou entendu en elles des poèmes philosophiques. La critique musicale n’est qu’« un artifice littéraire, une métaphore prolongée, un jeu de l’imagination » : on dira qu’une musique traduit un lever de soleil, mais il pourrait s’agir aussi bien de « tout ce qui dans la nature ou dans l’homme peut avoir un mouvement de crescendo ».

C’est pourquoi il n’y a pas de « musique dramatique », il y a seulement de la musique accompagnant les paroles d’un drame. Il n’y a pas davantage de « musique religieuse ». De la même façon, l’orgue n’est religieux que parce qu’il constitue « pour ainsi dire l’immeuble par destination » des églises ; et le plain-chant parce qu’il « accompagne dans notre imagination la vieille cathédrale ».

On prend donc souvent des connotations pour des significations. Selon Beauquier, il faut se méfier de notre « tendance naturelle à l’analogie combinée avec l’association des idées ». « Rien n’est facile à imaginer comme un symbole : on croit que c’est une explication et l’on s’en contente. » Mais l’auteur ne s’interdit pas tout recours à l’analogie. Il compare les fleurs d’un bouquet (qui acquièrent par leur réunion un nouveau caractère) aux notes d’un accord. Et voici ce qu’il dit de l’emploi discret (qu’il oppose au « programme » romantique) que font certaines symphonies classiques d’« un petit drame à développer » : « Dans ce cas, la charpente, bien loin de déterminer la forme, a tout au plus l’importance de ces morceaux de fer que les sculpteurs mettent dans leur statue d’argile pour en soutenir les membres. »

Quant à l’analogie entre musique et peinture, elle est un véritable leitmotiv du livre. Par exemple : le rapport dans un tableau des diverses couleurs avec le ton le plus vif évoque la subordination des notes d’une mélodie à un son fondamental (la tonique) ; transposer (réécrire un air dans un autre ton), c’est repeindre un motif avec d’autres couleurs sans qu’il cesse d’être « reconnaissable à tous les yeux » ; si le piano « n’a pas une grande variété de timbres pour exprimer les couleurs », il n’en restitue pas moins complètement l’œuvre musicale, à la manière d’une gravure qui, grâce au jeu sur les lumières, se contente du noir et du blanc pour rendre « en quelque sorte la couleur du tableau ». Ces rapprochements entre les deux arts, l’auteur les multiplie d’une manière vraiment inédite. Et Beauquier écrit dans un style vif, imagé, personnel, avec une bonne dose d’humour. On peut se demander pourquoi il n’a pas rencontré avec ce livre un succès plus grand ou plus durable.

  1. Emprunt (réminiscence ?) presque littéral à Chabanon (De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre, 1785, p. 135).

[ Extrait ]

De même que le paysage chez les anciens maîtres n’apparaissait que comme un accessoire, comme fond du tableau ou du portrait, de même la musique d’instruments n’a été longtemps que le fond, l’empâtement sur lequel saillait en relief le chant de la voix avec des paroles. De ce rôle subalterne la musique instrumentale passa insensiblement à un rôle plus important. […]

Le paysage, en même temps, passait à peu près par les mêmes phases. Ces petites montagnes bleues en pain de sucre, ces rivières serpentant au milieu de prairies couvertes de fleurs et d’animaux étranges, ces châteaux crénelés, ces moulins, ces ruines, tout cet amas d’objets sans perspective qui forment chez les peintres primitifs les fonds de tableau, finissent par prendre de plus en plus de développement aux dépens des portraits ou des personnages, qui se rapetissent d’autant. Bientôt les montagnes, les bois, les maisons, envahissent la toile, luttant d’importance avec les figures, puis un jour enfin tout cet appareil de fabriques qui semblaient indispensables au paysage disparaît, et la nature fait irruption dans le cadre, la nature pure, libre, indépendante des constructions humaines, la nature pour elle-même, avec ses rochers, ses prairies, ses forêts et ses vastes horizons. L’homme a disparu, ou s’il se montre encore, ce n’est qu’un accessoire, sans plus d’importance qu’un bœuf, un chien ou un cheval, et même, la plupart du temps, c’est une simple touche de couleur, un point blanc ou rouge, une note vive dont se sert le paysagiste pour relever la monotonie des tons verts.

Thierry Laisney

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