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Eva Bovary

Article publié dans le n°1125 (01 avril 2015) de Quinzaines

Au cours d’une traversée nocturne d’Athènes, Eva erre et s’agrège momentanément à des marginaux. Croisant l’étude psychologique à la fresque sociale, Ersi Sotiropoulos trace le portrait d’une femme qui change. C’est aussi celui de la Grèce contemporaine.
Au cours d’une traversée nocturne d’Athènes, Eva erre et s’agrège momentanément à des marginaux. Croisant l’étude psychologique à la fresque sociale, Ersi Sotiropoulos trace le portrait d’une femme qui change. C’est aussi celui de la Grèce contemporaine.

Dans la boîte élégante qu’Eva vient de quitter, une jeune fille pleurait en dansant et des clochards affamés tentaient de dérober des petits fours. À côté, on parlait simultanément tombe de Marx et veste Gaultier. Fuyant les clichés et la morosité d’un époux amer, cette éditrice pérégrine dans une métropole que la crise dévaste. Elle y rencontre la prostituée Melpomène, débarquée de Cythère pour finir sur les trottoirs de la capitale. L’île d’Aphrodite est bien loin et, en cette veille de Noël, l’obscurité a englouti le Parthénon. Jusqu’au petit matin, les deux femmes se raconteront des histoires dans une chambre d’hôtel, tout en écoutant celle du pickpocket Eddy.

À la réception, Isocrate, le veilleur de nuit africain, cherche à résoudre des équations. Des récits d’aventures et de vols hantent la nuit et, dans cette obsession pour la kleptomanie, on entend l’écho d’un pays dépossédé de tout, à commencer par son indépendance. « T’es qui, toi, pour me restructurer ? », demande ainsi la prostituée à un député toxicomane entretenu par une femme médium. Et pourtant il n’y a pas dans Eva de propos frontalement politiques. Pas question ici de peindre la corruption d’une élite (comme dans le précédent roman de Sotiropoulos, Dompter la bête), mais plutôt de poser des questions éthiques. Comment vivre quand la vie semble tourner à vide ?

Eva, Bovary des classes moyennes hellènes, trouve une partie de la réponse dans l’accueil que lui fait ce groupe interlope formé au gré des rencontres. Dans cette faune se côtoient les « hétérogénéités parasitaires » de cette « population qui n’est plus intégrable au jeu social », évoquée en 2012 par le psychanalyste Dimitris Vergetis. Sous cet angle, Eva est sans conteste un hommage à cette humanité à la fois terrassée par la crise et unie par la solidarité. L’auteur décrit cette entraide avec tendresse dans des passages faisant contrepoint aux rapports glacés qu’Eva entretient avec ses proches (« un peu d’égoïsme ne nuit pas », répète à loisir son amie Eleni). S’il demeure un espoir, il est du côté de ces êtres, brisés mais unis, plus que dans l’inconsistance d’une intelligentsia cynique.

En faisant alterner des scènes de la soirée mondaine avec celles de la rue, Ersi Sotiropoulos produit un jeu de contraste dont l’enjeu politique n’est pas mince. Où est la porte de sortie sinon dans le « monde imprévisible, sauvage » qui apparaît dans les récits oniriques narrés par le voleur ? Tout sera peut-être balayé à l’aube. N’empêche, pour Eva, il existe désormais une vie autre et ouverte à une incertitude libératrice. Cet effet de décalage est amplifié par des flux de conscience intermittents présentant sous un jour cruel la vie d’Eva, marquée par l’anomie et les désillusions.

Eva et ses proches ont pu avoir des espérances que les mots « littérature » et « révolution » suffiraient à résumer. Ils sont devenus des employés « à attaché-case », gênés d’avoir tant rêvé dans leur jeunesse. Diffuse, cette description générationnelle se retrouve dans des vignettes discrètement ironiques où Sotiropoulos fait preuve d’un sens du détail d’autant plus frappant que la précision y est à la hauteur du grotesque. On y décèle par moments une tentation de faire basculer le roman dans la satire sociale. Ça pourrait, et ce serait sans doute gai, mais le tragique, jamais bien loin, fige vite le sourire.

Au milieu de cette galerie de personnages, Eva se distingue par sa passivité. Celui-ci l’embrasse, celle-là l’emmène à l’hôtel, cette autre l’expulse d’une chambre d’hôpital. Elle se laisse faire ou plutôt se défaire. Mais l’existence d’Eva est tellement encombrée d’insignifiance que cet effeuillage sonne comme une victoire. D’où un portrait de femme sur le fil, excellant à capturer ce moment où l’on acquiert la conviction que tout doit changer. Cette révélation progressive a lieu dans l’étrange décor de la capitale grecque, ville monstre dont les éléments modernes finissent par avoir une parenté avec les vestiges antiques. « Nous sommes un musée en quête de sponsors », articule une voix. Athènes se traverse comme un théâtre en ruine, métonymie du pays lui-même.

Par ce mélange de sobriété ironique et de picaresque, Eva s’inscrit dans une tendance de la fiction grecque contemporaine (pensons à La Destruction du Parthénon de Christos Chryssopoulos (1)) ou, plus encore, des films de Yorgos Lanthimos et de Panos Koutras. On y retrouve la peinture d’un univers tantôt aseptisé tantôt en déliquescence, que traversent des prostituées affectueuses, diverses personnes égarées et beaucoup de brutes. Il y a dans ces œuvres un même fond, composant ce que l’on pourrait nommer la « déglingue » grecque. La crise économique, dira-t-on. Oui, mais il y a là aussi quelque chose de plus profond et qui excède de loin la baisse du taux de croissance et les réformes structurelles. « Les choses étaient pourries depuis longtemps », glisse d’ailleurs Eva. Dans cette décomposition généralisée du corps social, c’est un certain monde qui disparaît. Mais aussi tout un passé qui s’éloigne. Dans un lieu comme l’Attique, ce n’est pas indifférent. L’agonie du père, charpentier taiseux aux mains noueuses, le dit assez.

Or, et c’est là la grande force du roman, ce naufrage universel est présenté comme le moyen de passer radicalement à autre chose. Tout s’effondre ? Profitons-en. « Si nous sommes pauvres, dépensons tout ! », proclame Eva. Celle-ci sort lucide de cette plongée dans les bas-fonds : « Maintenant, elle savait ce qu’elle devait faire. » Il n’est pas interdit de reconnaître la Grèce d’aujourd’hui dans cette héroïne soumise à des vents trop contraires, et résolue de ce fait à entreprendre une saine tabula rasa.

  1. QL n° 1 069.
Ulysse Baratin