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Article publié dans le n°1019 (16 juil. 2010) de Quinzaines

    On ne pense que dans des mots et la matière est extérieure aux mots ; elle échappe donc à une saisie complète par la raison. Toute la philosophie part de cet axiome fondamental pour se demander comment comprendre ce qui est. Mais le sens même de ce que c’est que comprendre est alors en jeu. Pour ceux qui se rattachent à l’école pragmatiste, c’est dans la relation qu’instaure le faire que nous aurions la meilleure saisie de ce qu’il en est de la matière.
Richard Sennett
Ce que sait la main, la culture de l'artisanat
    On ne pense que dans des mots et la matière est extérieure aux mots ; elle échappe donc à une saisie complète par la raison. Toute la philosophie part de cet axiome fondamental pour se demander comment comprendre ce qui est. Mais le sens même de ce que c’est que comprendre est alors en jeu. Pour ceux qui se rattachent à l’école pragmatiste, c’est dans la relation qu’instaure le faire que nous aurions la meilleure saisie de ce qu’il en est de la matière.

Le nom de cette école – assez éloignée du message qu’un politicien conservateur veut faire passer lorsqu’il se dit « pragmatique » pour contester ce qu’il appelle les « idéologies » – transcrit un adjectif grec, pragmaticos, qui s’applique en particulier aux actions judiciaires ou politiques, ainsi qu’au commerce. Sa connotation est proche de celle du français « les affaires ». Ce mot appartient à la famille du verbe prattein qui signifie « agir », comme les noms praxis, « l’action », et pragma, « la chose ». C’est dire qu’en grec la chose est moins conçue comme ce qui est là que comme ce qui résulte d’une action. Est une chose ce qui a été fait. Aristote dirait certes que c’est en imposant une forme à une matière ; il n’en reste pas moins que cette imposition est le produit d’un travail. Il peut d’autant moins être accusé de l’ignorer qu’il prend volontiers ses exemples dans ce que Sennett appelle artisanat : les soufflets du forgeron pour expliquer le fonctionnement de la respiration, le travail du sculpteur pour illustrer les quatre causes.

Si l’on admet avec Schelling que toute la philosophie occidentale se partage entre deux grandes familles, l’une issue de Platon, l’autre d’Aristote, on peut situer la divergence à la question du sens dans lequel procède la démarche : ou bien du discours vers le réel, ou bien dans l’autre sens. Dans cette perspective, le pragmatisme – comme d’ailleurs la majeure partie de la philosophie anglo-saxonne – s’inscrit indubitablement dans la filiation aristotélicienne. Sans toujours le revendiquer ni même en être conscient car, sous couvert d’une dénonciation de « l’idéalisme », cette tradition a aussi nourri un certain antiphilosophisme parfois un peu simpliste.

Sennett voit ainsi dans Hegel une incarnation des « maux de l’idéalisme européen » et dans Heidegger un personnage de « triste mémoire » non à cause du rectorat de 1933 mais pour avoir mis en relation les chambres à gaz avec la « frénésie technologique ». Cette « comparaison obscène » l’aurait amené, devenu un vieux gâteux, à passer le restant de ses jours dans une cabane forestière sans eau ni électricité. L’argument est un peu court face à une pensée de la technique que l’on peut refuser mais qui n’est pas sotte. Encore faut-il n’en avoir pas une connaissance de troisième main.

Il est vrai que Sennett ne pose pas au philosophe – du moins jusqu’au dernier chapitre où il abat ces cartes-là et se réclame explicitement de la nouvelle génération du mouvement pragmatiste à côté de Rorty. Ce n’est pas affaire de profession s’il se présente plutôt comme sociologue, sans d’ailleurs mobiliser de concepts propres à cette discipline : la position qu’il prend, entre philosophie et sociologie, résulte d’un choix qui est d’abord doctrinal. C’est que le pragmatisme « cherche à associer la philosophie à des pratiques concrètes dans les arts et les sciences, à l’économie politique et à la religion. Ce qui le distingue, c’est son intérêt pour les problèmes philosophiques inscrits dans la vie quotidienne ». Sennett se propose donc d’étudier les métiers et il ne regardera la technique que du point de vue de sa pratique effective, en tournant le dos à tout discours philosophique sur celle-ci.

Il y va de l’insistance sur le « concret » comme des usages du mot « pragmatisme » : à force d’entendre des politiciens conservateurs vanter l’un et l’autre, on pourrait considérer ces notions comme les slogans par excellence du conservatisme. Or Sennett insiste au contraire sur le fait que le courant philosophique auquel il se rattache se réclame d’un « socialisme » qui « a résolument combattu le marxisme doctrinaire ». L’auteur de ce livre sur la culture de l’artisanat écrit même que « qui dit bon artisanat dit socialisme ». Au pays de Pierre Poujade, pareille sentence sonne comme un paradoxe. On se souvient à ce propos de la réponse que fit Emmanuel Berl un jour qu’il avait à se justifier d’avoir écrit dans un discours tristement célèbre que « la terre, elle, ne ment pas » ; plusieurs décennies s’étaient écoulées, le paysage politique était tout autre et, de sa voix cassée de vieillard, Berl se présenta en écologiste avant la lettre, montrant ainsi l’instabilité politique de certains thèmes.

Lisant Sennett, on perçoit bien pourquoi il peut se déclarer « socialiste ». C’est d’abord que sa définition de l’artisanat est extrêmement large, tellement qu’elle excède toute classification sociologique ou politique. Elle s’applique non seulement à tout ce que fait la main mais, plus largement encore, à toutes les expériences dans lesquelles l’homo faber se confronte à la matière.

Contrairement à ce que pourrait laisser croire le sous-titre ajouté à la traduction française, ce livre est moins une réflexion sur « la culture de l’artisanat » ou une sociologie de l’artisan, qu’une tentative de penser ce qu’il en est de notre rapport à la matière. Notre rapport à tous, que nous soyons artisans ou pas, c’est-à-dire dans la mesure où il nous arrive de nous colleter à la matière, avec nos mains mais pas forcément puisque Sennett prend aussi pour exemples le chef d’orchestre, la communauté des utilisateurs de logiciels Linux ou les professionnels de santé – et même la fabrication de la bombe atomique par Oppenheimer. Il lui arrive même, certes sans s’y arrêter longuement, d’évoquer le métier de l’écrivain qui, selon la réponse fameuse faite par Mallarmé à Degas, écrit non avec des idées mais avec des mots.

Sennett « se focalise sur le lien intime entre la tête et la main » avec pour intention affichée de rétablir le bon ordre dans leur relation. Selon la représentation ordinaire, on explique avec des mots qui s’adressent à l’intelligence, après quoi celle-ci peut dicter à la main le comportement adéquat pour obtenir tel résultat dans telles conditions données. On se représente les choses ainsi alors que l’on sait – tout en voulant à toute force l’oublier ou du moins le tenir pour contingent et négligeable – qu’il est à peu près impossible d’appliquer à la lettre un mode d’emploi, un schéma de montage ou une recette de cuisine, si l’on ne maîtrise pas déjà suffisamment le sujet pour être capable d’interpréter ces instructions. L’illusion est de croire qu’on devrait pouvoir rédiger mieux ces instructions, de façon assez précise et explicite pour que l’utilisateur sache exactement ce qu’il doit faire. Cette illusion tient au fait que le mieux explicité des modes d’emploi suppose déjà connues un certain nombre de choses. On doit savoir ce qu’est un tournevis et dans quel sens se tournent les vis pour monter le meuble acheté en kit ; on doit savoir que les pâtes se cuisent dans une grande quantité d’eau (et déjà comment fonctionne la source de chaleur) pour faire des spaghetti all’arrabiata.

Sur un ton d’agréable conversation nous sont ainsi décrites les manières dont les mots échouent à rendre compte de ce que sont les choses dans leur matérialité effective, que seul connaît celui qui a fait l’expérience d’un travail. Passé le plaisir pris à cette lecture, quand vient l’heure de se demander ce qu’elle nous a appris, on se souvient de Deleuze écrivant, au début de son petit livre sur Proust, que tout apprenti est « l’égyptologue de quelque chose. On ne devient menuisier qu’en se faisant sensible aux signes du bois, ou médecin, sensible aux signes de la maladie ». D’une certaine façon, certes philosophique, tout était dit alors et l’on ne voit pas ce que l’on pourrait dire de plus, sauf à tenter de décrire. Ce que fait Sennett, retrouvant la démarche qui fut celle de Diderot et des encyclopédistes, lesquels « décrivaient de manière exhaustive, en mots et en images, comment se faisaient les choses pratiques ». Le ton familier qu’il adopte lui fait aussi retrouver le charme des livres de Diderot, que sa lecture aisée fait passer pour plus superficiel qu’il n’est.

Mais qui cherche à comprendre ce pragmatisme en vient à se demander en quoi exactement la primauté que celui-ci reconnaît au faire le distingue du matérialisme, que ce soit dans sa version XVIIIe siècle ou dans sa version dialectique. Une fois ce livre refermé, on se prend du désir d’aller relire Diderot, en se disant qu’était bien injuste ce jeune philosophe allemand dont la première Thèse sur Feuerbach proclamait que « le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes (…) est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, non en tant que pratique ». Oui, il était bien injuste à l’endroit d’un Diderot. Quant à savoir au juste ce qu’il en est du pragmatisme…

Marc Lebiez

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