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Faire cortège à ses sources*

Article publié dans le n°1013 (16 avril 2010) de Quinzaines

 Pierre Silvain, romancier et poète, que La Quinzaine littéraire connaissait bien, n’est plus des nôtres depuis peu. Sa compagne, Claire Malroux, écrivait son livre, Traces, sillons, à un moment où il était en train de s’affaiblir. Aussi le lui a-t-elle dédié.
 Pierre Silvain, romancier et poète, que La Quinzaine littéraire connaissait bien, n’est plus des nôtres depuis peu. Sa compagne, Claire Malroux, écrivait son livre, Traces, sillons, à un moment où il était en train de s’affaiblir. Aussi le lui a-t-elle dédié.

L’écriture d’un journal est souvent décevante. Lorsque l’auteur est jeune, on se demande : pourquoi n’écrit-il pas son œuvre ? Lorsqu’il est sur la fin de sa vie, on trouve dans le journal de quoi éclairer l’œuvre, mais cela seulement.

Traces, sillons, de Claire Malroux, ne s’affiche pas comme un journal, n’est pas titré comme tel. Pourtant il y ressemble : textes datés, séparés par des blancs, des astérisques ; intermittences et discontinuité, un caractère dont le lecteur ne souffre pas, ici, du tout.

La prose, par tradition, privilégie l’écoulement et sa logique au moins causale, la poésie est habituée à la rupture, est habitée, intensément par elle. Le journal serait donc à situer entre les deux ? Pas pour autant, encore que rédigé par un poète, comme c’est le cas de Claire Malroux, il gagne en épaisseur au moyen de formules ou d’images décisives : « La part irréductible de l’inconnu infirme tout le reste », « Le ciel est une attirante mais intransigeante paroi ».

D’où vient la réussite de ce presque, ou de ce faux journal ?

Peut-être de ce que, pour commencer, Claire Malroux se refuse à en rédiger un, lui préférant plutôt « des allées et venues entre le passé et le futur. Quelque chose qui soit non la plaie et le couteau, mais la blessure et le baume qu’elle sécrète ». Elle se veut libre d’aborder les sujets qu’elle préfère, la traduction, la poésie, Emily Dickinson, ou Emily Brontë, tant d’autres, et à partir de là, de laisser affleurer des pensées sur le temps et la disparition, qui structurent l’ensemble, en sont le vrai sujet. « L’essentiel, écrit-elle, est qu’un point de départ se soit présenté.  » Suit un poème d’elle où présent et passé se confondent : « “Pour Mort ne pouvant m’arrêter/Aimable il s’arrêta pour moi”. Je reconnaîtrai ces vers d’Emily Dickinson que j’aurais traduits dans des temps très anciens. »

Elle se méfie de la chronologie qui ne tient aucun compte de « l’activité sourde, insensible même à soi » qui alimente l’écriture. Et elle est réticente vis-à-vis du langage, qui est pourtant « notre feuillaison ininterrompue », « le seul élément humain capable d’égaler la profusion des étoiles ».

Dans un cours au Collège de France sur Proust, Stendhal, Montaigne, Antoine Compagnon estime que le récit de vie est soit une série d’événements que lie la cohérence, dans une progression linéaire et logique ; soit une quête, même une chasse, assortie de retours en arrière, péripéties, répétitions et boucles, dont le moteur, est le déchiffrement des traces, la connaissance des indices. Dans ce cas le lecteur autant que l’écrivain est un chasseur, un détective, il découvre un récit en train de se construire, il recherche les détails qui donnent au tout sa cohérence.

Si Claire Malroux intitule son journal « traces, sillons », ce n’est pas un hasard. En chasseresse méticuleuse, elle enregistre les signaux en provenance du passé que lui inspire son quotidien, point de départ de sa pensée. « 5 janvier. Encore un cap de passé, mais je suis incapable d’en envisager d’autres. Dans mon esprit, ce ne sont qu’images de chutes et de disparitions. » Peu avant, une chute, en effet, lui a démis l’épaule : « Décéder implique (donc) un mouvement plus doux qu’une chute. Tombe-t-on ou s’en va-t-on dans la tombe ? » Elle parvient à inscrire ses propos dans le cours des journées, sans être sentencieuse, refusant l’abstraction et la solennité, à la manière de Ponge, qu’elle cite, désaffublant la poésie.

« Entre la bête et l’ange, (l’homme) flotte, invinciblement attiré par les deux abîmes. Pesanteur et grâce. » Choisissons mot profondeur au lieu de pesanteur, conservons grâce : les deux mots nous conviennent pour condenser notre lecture et caractériser le livre.

Claire Malroux est la traductrice bien connue d’Emily Dickinson, mais aussi de Wallace Stevens, Derek Walcott, et d’autres… Également poète, elle inaugure ici une manière, nouvelle pour elle, d’écrire, où cohabitent avec bonheur des considérations philosophiques, des aveux plus intimes, des poèmes, des lectures et où y fulgure de temps à autre une formule ramassée comme une pierre de prix : « L’absente est l’enfant que je fus, mariée au monde. »

* Le titre de l’article reprend la citation de René Char mise en exergue au livre.

Marie Etienne

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