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Fonction idéologique du mythe

Ah ! c’est embêtant un livre comme celui-là, si solidement charpenté, à l’argumentation si serrée, à l’écriture si aisée et souvent si portée par l’ironie, un livre si riche et si convaincant, quel aggiornamento humiliant il impose à nos certitudes d’Occidentaux sûrs d’eux-mêmes et dominateurs !
Jean-Paul Demoule
Mais où sont passés les Indo-européens ? Le mythe d'origine de l'Occident
Ah ! c’est embêtant un livre comme celui-là, si solidement charpenté, à l’argumentation si serrée, à l’écriture si aisée et souvent si portée par l’ironie, un livre si riche et si convaincant, quel aggiornamento humiliant il impose à nos certitudes d’Occidentaux sûrs d’eux-mêmes et dominateurs !

Car enfin nous étions heureux d’être de bons Indo-Européens, et cela depuis nos études lointaines mais toujours présentes à l’état de traces ! Nous nous souvenons de ces linguistes chevrotants, de Pierre Chantraine, inaudible au-delà du premier rang de ses étudiants sorbonnards, maître en morphologie historique du grec, de René Lacroix, dit naturellement « le Crouks », à qui un cheveu sur la langue empêchait de prononcer correctement les phonèmes supplémentaires inventés par la science afin de rendre compte de l’évolution lexicale, depuis tel mot « indo-européen » supposé jusqu’au vocable homérique puis au grec classique, au latin et à son descendant roman, le français. Quel plaisir ils éprouvaient, ces vieux tousseux, à monter leurs hippogriffes, les chva 1, chva 2, chva 3, et le hennissant digamma à la noble crinière, tous destriers sur lesquels ils galopaient en avant de nous, nous entraînant à leur suite du berceau légendaire de l’indo-européanité, situé quelque part en Anatolie, ou dans les steppes de l’Asie centrale, ou sur les monts du Caucase, jusqu’à l’extrémité occidentale des terres connues, jusqu’au mur d’Hadrien, là-haut vers le Nord chez les Pictes, ou là-bas jusqu’à l’extrême Ouest, à l’Armorique !

Les Indo-Européens, petit peuple belliqueux de cavaliers, de conquérants, déferlait ainsi interminablement dans nos consciences d’écoliers, une horde de mâles répandant la terreur - mais il y avait aussi des femmes à l’arrière-plan, tissant et retissant avec patience la toile de Pénélope pendant qu’Ulysse et ses pairs, protégés par leurs boucliers de bronze et plus encore par leur vaillance et la supériorité de leur intelligence, ou de leur ruse, apportaient en tout lieu conquis le droit et la civilisation par le massacre du plus de monde possible, comme plus tard dans les colonies le général Bugeaud et ses braves. Ulysse comme héros tardif, mais bien avant lui, avant Achille et Agamemnon, les ancêtres parlant l’indo-européen natif sur les rives de l’Indus ou dans les brumes scandinaves, voire issus du toit du monde, mais oui, de l’Himalaya, au septième ou sixième millénaire avant que le Christ, ultime incarnation du mythe contraire, celui des Sémites, eût fait son apparition à l’Est.

Eh bien, de tout cela, de toute cette quincaillerie mentale, de cette histoire bâtie au XIXe siècle, dont le premier apogée se situe au XXe et qui, après la courte éclipse des années 1945 à 1960, est repartie de plus belle, en caracolant fleur au fusil, s’appuyant non seulement sur la linguistique mais sur l’archéologie humaine, enfin (récemment) sur la génétique des populations, Jean-Paul Demoule prouve, avec un brio qui démonte toutes les hypothèses scientifiques sans en méconnaître aucune, qu’il faut que nous fassions le deuil. Diable ! Pauvres Indo-Européens, et pauvres de nous !

Heureusement, la démonstration, vraiment magistrale quoique sans lourdeur, épargne en partie l’indo-européen comme langue mère. C’est la dernière partie du livre, mais je l’évoquerai d’abord. Le spécialiste iconoclaste ne demande pas en effet que l’on renonce à l’évidente parenté de certaines langues, nos langues romanes par exemple, dont le substrat latin ne saurait être remis en cause. Mais il réfute le mythe d’une langue primitive commune en quelque sorte « pure », d’où dériveraient en ligne directe le latin et le grec, de même que l’hindi ou le hittite, ou le tokharien au nom si pittoresque.

Les langues, depuis que l’homme, celui de Néandertal en l’occurrence puisque son appareil phonatoire a le premier permis la communication, a inauguré le papotage (cela remonte tout de même à trois cent mille ans), ont toujours dû être multiples, des patois de clans qui se mélangeaient au gré des rencontres, des séjours en des lieux propices aux échanges commerciaux. L’origine première, c’est donc le partage des phonèmes, des structures grammaticales, des acceptions. Et le grand brassage ne s’interrompt jamais. Il existe bien des familles de langues, mais elles se métissent sans cesse, se fondent les unes dans les autres, se bricolent en créoles, se corrompent en pidgins.

Surtout, et même s’il a existé un jour un « nostratique » - ce que l’auteur ne croit pas et qui est de toute façon indémontrable -, toute langue de n’importe quelle famille linguistique se présente aujourd’hui comme un conglomérat d’influences, ce qui rend très difficile de postuler un idiome originel propre à chaque famille et qui aurait constitué une matrice d’où les milliers de langues effectivement apparentées auraient découlé en vertu de l’imposition d’un système unique par un petit noyau de conquérants. Même le fier normand Guillaume n’a pas réussi à convertir au français l’ensemble des îles britanniques après 1066. En revanche, l’anglais est une langue composite où coexistent influences normandes et germaniques, si bien que, honni soit qui mal y pense, il ressemble à un créole depuis longtemps fixé ! Et ce genre de coalescence ne se produit pas, comme dans cet exemple, seulement entre deux souches indo-européennes. Celles-ci, sous d’autres cieux, peuvent se mêler (plus ou moins) à des apports appartenant à des systèmes complètement différents : sémitiques, ouralo-altaïques, finno-ougriens. Les langues sont des outils créés par l’homme, non des organismes qui vivraient en dehors de lui. L’homme les adapte et les modifie sans cesse selon ses besoins, en particulier sur les marges où deux cultures se rencontrent et doivent se parler.

Mais l’homme indo-européen lui aussi se dérobe. Toute tentative pour l’appréhender comme ethnie distincte, repérable dans le temps et l’espace, de lui assigner un lieu d’émergence puis de résidence, de le suivre à la trace dans sa prétendue histoire de peuple colonisateur, de le peindre en chevalier fougueux, de le doter d’une culture artistique (poteries, représentations) qui lui soit spécifique, échoue lamentablement, l’examen minutieux et chronologique des efforts déployés par la science pour inventer de toutes pièces l’Indo-Européen, ses pompes et ses œuvres, occupant un deuxième tiers du livre, le tiers médian.

La science ? Non point, mais bien une science singulière développée surtout en Allemagne dès le milieu du XIXe siècle, mais parvenue au faîte de sa puissance dogmatique, de sa nuisance à cause de nécessités idéologiques précises : fabriquer un mythe de la germanitude qui puisse donner son assise raciale à l’Allemagne qui constituait autour de la Prusse son unité, puis son impérialisme, enfin, sous le Troisième Reich, son totalitarisme prédateur et meurtrier. L’autre nom des Indo-Européens, en effet, c’est celui d’Aryens : langue unique, peuple unique remontant à la plus haute antiquité parfaitement fantasmée, führer unique. La quête de l’indo-européanité, commencée par de modestes et honnêtes savants, uniquement soucieux de mieux comprendre l’énigme des langues et la succession des cultures, culmine et s’abîme en une mythologie mortifère dressée contre le monument biblique et ses aboutissants (bien que Hitler lui-même, peut-être parce qu’il n’était pas précisément un Aryen dolichocéphale et blond, sceptique sur de telles reconstitutions spéculatives, n’y crût guère mais les utilisât cyniquement).

On comprend alors que les Indo-Européens, mieux dit « Aryens », aient eu du plomb dans l’aile après la découverte des conséquences réelles du nazisme. Mais on s’inquiétera de leur résurrection moins de vingt ans après Auschwitz. Ce livre éblouissant et intrépide ne se contente pas en effet de pourfendre le triste pseudo-savoir maquillé jadis et naguère en science dure. Il dévoile ce qu’aujourd’hui diverses mouvances, pouvant être rangées sous l’appellation de « nouvelle droite » et sévissant ici ou là pour ranimer les racismes un temps occultés, doivent aux pionniers parfois innocents de la recherche en aryanité.

Cette partie polémique, dûment étayée d’informations et de citations irréfutables, constitue le premier tiers du livre, ainsi érigé en manifeste contre les dérives toujours possibles de la science. Aucune recherche n’est vierge de présupposés, mais il importe de résister aux préjugés qui s’y instillent. L’ouvrage est passionnant et passionné. Il ne jette nullement l’anathème sur l’investigation scientifique proprement dite et ne préjuge en rien d’un avenir qui réhabiliterait les Indo-Européens en fournissant de véritables preuves de leur existence et de leur rôle fondateur de notre Occident. Mais il se veut – et il est – un barrage modèle contre les déviances idéologiques, intéressées ou non, de la pensée savante, et doit être salué comme tel.

Maurice Mourier

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