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Article publié dans le n°1102 (01 avril 2014) de Quinzaines

Même si la situation politique est loin d’être la même, l’arrivée des chars russes en Crimée renvoie inévitablement, pour les spectateurs qui ont l’âge de s’en souvenir, à l’entrée des blindés du pacte de Varsovie dans Prague, le 21 août 1968. Prescience des décideurs d’Arte ou clin d’œil du hasard, la programmation de la série Sacrifice les 27 et 28 mars et sa sortie consécutive en DVD remettent à l’ordre du jour un moment décisif des années 1960, qui clôt la parenthèse enchantée. 

AGNIESZKA HOLLAND
SACRIFICE
Coffret 2 DVD, ed. Montparnasse, 20

Même si la situation politique est loin d’être la même, l’arrivée des chars russes en Crimée renvoie inévitablement, pour les spectateurs qui ont l’âge de s’en souvenir, à l’entrée des blindés du pacte de Varsovie dans Prague, le 21 août 1968. Prescience des décideurs d’Arte ou clin d’œil du hasard, la programmation de la série Sacrifice les 27 et 28 mars et sa sortie consécutive en DVD remettent à l’ordre du jour un moment décisif des années 1960, qui clôt la parenthèse enchantée. 

Il est d’ailleurs un peu impropre de considérer comme une série ce qui est tout bonnement un téléfilm en trois parties – en tout 3 h 50 de projection, guère plus que Lawrence d’Arabie ou Cléopâtre. Mais le label « série » est désormais de rigueur pour qualifier tout ce qui dépasse une durée calibrée – pourquoi ne pas rebaptiser mini-séries les deux époques du Comte de Monte-Cristo ou des Enfants du paradis ? Mais l’essentiel n’est pas là. Il réside dans la confirmation de ce que nous avancions, certes sans grande originalité, dans la QL n° 1090, à savoir que les produits télévisuels pouvaient être aussi enthousiasmants, sinon plus, que de « vrais » films. On l’avait vu en 2010, au moment du Carlos d’Olivier Assayas, puis avec les deux saisons, en 2012 et 2013, du danois Borgen, et le mois dernier avec la première saison de Broadchurch, venu de la BBC, aux productions toujours irréprochables. Encore n’évoquons-nous ici que des têtes de gondole choisies par Arte ou France 2, réseaux plus fréquentables que Canal Jimmy. Mais découvrant (avec retard, nobody’s perfect), la série Dr House, nous pouvons affirmer que certains épisodes (1) sont des modèles d’écriture et de montage dont on souhaiterait trouver l’équivalent dans le jeune-cinéma-qui-se-fait (et même dans l’ancien)…

Mais revenons à Sacrifice, Burning Bush en version anglaise, ou plus exactement Horici ker, titre tchèque original – la chaîne américaine HBO, assurément la meilleure du câble US (2), a fait ce que les producteurs osent rarement faire, tourner dans la langue du pays où se situe l’action (rappelons-nous Le Pianiste de Polanski avec ses nazis et ses Juifs du ghetto parlant un anglais impeccable), rattrapant en crédibilité ce que le film pouvait perdre en audience. La première partie s’ouvre sur la journée du 16 janvier 1969 et l’auto-immolation de Jan Palach, première manifestation d’opposition spectaculaire à la présence soviétique – après les morts durant l’invasion, Alexandre Dubček, l’initiateur du Printemps de Prague, avait demandé à la population de ne pas résister. La deuxième partie couvre la période qui va de mars à août 1969, entre l’élimination de Dubček et son remplacement par Gustáv Husák. La troisième se passe en septembre 1969, alors que la « normalisation » s’organise, tous les rouages de l’administration étant repris en mains et verrouillés. Mais le film se garde de toute analyse au haut niveau politique : les « héros », ceux autour desquels la narration se construit, sont des petites gens, la mère et le frère de Palach, qui refusent de voir calomniée sa mémoire et, soutenus par quelques avocats et étudiants de bonne volonté, portent plainte contre le député qui l’a accusé d’être membre d’un groupe d’extrême droite et d’avoir voulu simuler son suicide.

Pot de terre contre pot de fer, lutte du bon droit contre l’étouffoir d’État, l’issue est évidente et les protagonistes se doutent qu’ils mènent un combat voué à l’échec. Le spectateur aussi – nous ne sommes pas dans un scénario hollywoodien et le procès, enfin organisé, ne s’achèvera pas sur un coup de théâtre, la preuve de dernière minute venant confondre les méchants. Au contraire, le verdict a été rédigé avant les débats et les bons seront condamnés à payer les frais de justice. Certes, le générique final nous console, précisant que Palach a été réhabilité et que l’avocate écrasée par l’appareil bureaucratique en 1969 est devenue en 1989, une fois accomplie la « révolution de velours », ministre de la Justice – elle n’aura eu à remâcher son humiliation que le temps de deux décennies. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’échec programmé de sa défense des Palach qui aura été pour elle le plus toxique – les quelques mois de libéralisation depuis janvier 1968 ne pouvaient faire oublier les vingt années précédentes, la très lente déstalinisation (les procès de Prague n’étaient pas si loin) et la résistance des structures mises en place sous Novotny. C’est de voir se dérober autour d’elle les appuis, son fidèle associé qui la trahit, son mari médecin contraint d’exercer en province, le journaliste ami qui refuse de témoigner. Tous les espoirs apportés par le Printemps n’étaient qu’illusoires. Outre la puissance du propos, l’intérêt du film tient à la qualité assez remarquable de sa réalisation. Pas de solution de continuité entre les images d’archives du générique – les jeunes danseurs de jerk, les chars avançant dans les rues, les visages des Praguois effondrés, les cocktails Molotov, les blessés dans les manifestations, un état des lieux dressé en quelques dizaines de secondes – et les images tournées en 2013 : même grain de photographie, même platitude des couleurs, une exactitude étonnante dans la reconstitution. Tout semble filmé il y a quarante-cinq ans, les vêtements ont la raideur de l’époque, les Skoda sont moches comme on avait oublié qu’elles pouvaient l’être, et le fait que tous les comédiens (inconnus) et les techniciens soient tchèques accentue la justesse de l’ensemble. Il faut reconnaître à HBO la bonne idée d’avoir confié le tournage à Agnieszka Holland : quoique Polonaise d’origine, elle a fait ses classes en 1968 à la Famu de Prague, alors la meilleure école de cinéma des pays de l’Est, et a même connu quelque temps les prisons tchèques pour son engagement. Reconstruire ses vingt ans est une belle affaire qui n’est pas souvent offerte à un cinéaste – et, lorsqu’ils s’y efforcent, la réussite n’est pas toujours assurée, le syndrome du musée Grévin étant toujours menaçant. La mission est ici parfaitement accomplie, ce qu’on pouvait présager, au vu de ce que l’on a pu connaître de la réalisatrice, depuis la découverte de ses Acteurs provinciaux à Cannes 1980, via ses épisodes des séries The Wire ou Treme.

Le plus juste compliment qu’on pourrait faire à Burning Bush serait de dire qu’il ne dépare pas le superbe catalogue que constitue le cinéma tchèque du temps, certainement le plus tonique d’Europe entre 1960 et 1969. On a un peu oublié l’extraordinaire bouffée apportée par toute cette troupe, Milos Forman, Jiri Menzel, Ivan Passer, Vera Chytilova (qui vient de disparaître) pour les plus célèbres, Juraj Jakubisco, Wojciech Jasny, Jaromil Jires, Jan Nemec, Stefan Uher, Peter Solan, moins connus mais tout aussi pertinents. Toute une génération de cinéastes décapitée ou châtrée par la normalisation. Les uns s’expatrièrent, avec plus (Forman) ou moins (Passer) de réussite, les autres furent placardisés ou réduits à signer des films sous surveillance renforcée : Jakubisco, qui avait réussi à filmer l’entrée des chars et à l’insérer dans Les Oiseaux, les Orphelins et les Fous, connut vingt ans de liste noire, comme Menzel, Ours d’or à Berlin en 1990 pour son film de 1969 Alouettes, le fil à la patte ou Frantisek Vlacil, Grand Prix national en 1990 pour Adelaïde, terminé en 1968… Par bonheur, comme en URSS sous Staline, les films interdits n’étaient pas détruits, ce qui a permis, le dégel advenu, d’en (re)découvrir la beauté (3). Dans sa description de l’étouffement de toute une société, Sacrifice est aussi puissant que La Plaisanterie, tourné, d’après Kundera, par Jires en 1968 ou L’Oreille de Karel Kachyna (1969), tous deux immédiatement interdits. Les séries proposées par Arte depuis quelques années nous ont rarement déçu, mais celle-ci, en remuant des cendres encore actives, s’inscrit parmi les plus mémorables.

  1. Par exemple, l’épisode 21 de la saison 1 (2005), avec son empilement de niveaux narratifs.
  2. Elle a produit, entre autres, Path to War de John Frankenheimer (2002), un des films les plus intelligents sur la guerre du Viêtnam, et l’éblouissante série Rome (2006).
  3. Notons que les éditions Malavida ont choisi d’éditer en DVD la presque totalité des films tchèques de cette période (ainsi que d’autres raretés, telles que L’Embuscade du Yougoslave Zivojin Pavlovic ou les deux chefs-d’œuvre du Norvégien Erik Lochen, La Chasse et Objection). Un peu de publicité pour une entreprise aussi méritoire que suicidaire…
Lucien Logette

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