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Idéaliste et solitaire

Jean-Pierre Armengaud, à la fois pianiste et musicologue, connaît Satie en profondeur (il a enregistré l’intégrale de son œuvre pour piano). Il lui consacre aujourd’hui une monographie de haut vol, qui enchâsse l’étude des œuvres dans celle de la vie.
Jean-Pierre Armengaud, à la fois pianiste et musicologue, connaît Satie en profondeur (il a enregistré l’intégrale de son œuvre pour piano). Il lui consacre aujourd’hui une monographie de haut vol, qui enchâsse l’étude des œuvres dans celle de la vie.

Dans le cas de Satie, nous dit Armengaud après d’autres biographes, on ne peut séparer l’homme et l’œuvre, qu’ensemble un mot résume : l’humour. Pas seulement bien sûr le goût pour le trait d’esprit (« Un domestique prend ma température et m’en donne une autre »), mais l’humour dans la définition qu’en retient André Breton (préface de l’Anthologie de l’humour noir) : une révolte supérieure de l’esprit. Chez Satie, la propension à l’humour est favorisée par le milieu (ascendance anglo-normande, père original, oncle hurluberlu notoire) et « aggravée » par une sensibilité très vive. Tout cela lui interdisait sans doute, sauf en de rares occasions, d’assumer directement quoi que ce fût dans sa parole ou son attitude. Selon Freud (Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient), l’humour est un processus de défense qui permet de faire l’économie d’émotions comme la souffrance ou l’attendrissement ; la musique et la personne de Satie en sont, pour une part, le témoignage.

La vie de Satie est teintée d’une certaine amertume. Orphelin de mère à six ans, il eut, comme un autre, son histoire d’amour, une liaison tumultueuse avec Suzanne Valadon. Avec le jeune garçon de celle-ci, Maurice Utrillo, commença « une véritable idylle à trois ». Mais la rupture survient : « Mon vieux, c’était ma dernière chance », écrit-il à son frère. Quant à la religion, les désillusions lui font dire au milieu de sa vie : « je finis par croire que le Bon Dieu est un de ces salauds comme il n’y en a pas beaucoup ». Satie se révèle un imprécateur violent, un peu à la manière de Bloy, lorsque, grand prêtre et seul fidèle de l’Église qu’il a fondée (l’Église métropolitaine de l’art de Jésus conducteur), il se met à dos tous les « installés » qui auraient pu l’aider dans sa carrière. Mais s’il conspuait les titres et les honneurs, il y était en même temps intimement attaché. Candidat à trois reprises à l’Académie des beaux-arts, il compromit ses chances déjà infimes en dressant pour l’occasion une liste totalement imaginaire de ses œuvres. À près de quarante ans, il retourna à l’école (la Schola cantorum), d’où il sortit nanti d’un diplôme de contrepoint qu’il afficha chez lui. La remise des Palmes académiques (qu’il avait tout fait pour obtenir) lui procura une joie d’enfant. C’est son activité au Patronage laïc municipal d’Arcueil-Cachan qui lui valut cette distinction. Voilà bien un aspect méconnu de Satie, qu’éclaire le livre d’Armengaud : la dimension sociale et politique du personnage. Selon l’auteur, Satie s’est résolument rangé du côté des pauvres, et son emménagement à Arcueil (dans une chambre où personne jamais n’entra de son vivant et qu’on trouva à sa mort dans un désordre indescriptible) fut son « premier geste politique concret ». Tout en arborant la tenue d’un notaire, Satie s’est identifié aux ouvriers. Il n’admettait pas que la musique savante fût réservée à la bourgeoisie. Membre du parti socialiste, puis du parti communiste après le congrès de Tours, il ne put retenir ses larmes en apprenant la mort de Lénine (1924). Son échec aux élections municipales de 1919, peut-être dû à ses accointances aristocratiques, l’affecta beaucoup. Dans les dernières années de sa vie, Satie est un musicien célèbre. Chef d’école (Cocteau lui fait parrainer le groupe des Six), il se sent plus proche encore du dadaïsme ; n’ayant jamais adhéré à la tradition ni même complètement au langage (musical ou pas), il préfère l’avant-garde au néo-classicisme. Sa notoriété ne le délivrera pas de la misère, que dans une certaine mesure il cultivait. Il meurt le 1er juillet 1925, après avoir accumulé sous son lit de l’hôpital Saint-Joseph des piles de mouchoirs neufs, symbole, nous dit Armengaud, « des adieux réels ou métaphoriques » que contient sa musique.

Quand il s’agit de juger le compositeur, nombreux sont ceux qui partagent cette opinion de Roland-Manuel : « l’importance de Satie ne repose pas tant dans ce qu’il a fait que dans ce qu’il a fait faire ». Le parti de Jean-Pierre Armengaud est différent : s’il met en relief l’influence de Satie, il nous rend surtout vivante sa production elle-même. Celle-ci semble hétéroclite, qu’y a-t-il de commun entre les Gymnopédies, le ballet Parade, le drame symphonique Socrate ou les « rudes saloperies » (l’expression est de Satie) qu’il écrivit à des fins alimentaires ? La mystification, répond Armengaud, le déplacement humoristique, le détournement de sens : « il n’est pas d’œuvre de Satie qui ne cherche à engendrer une illusion auditive ». Parodie, ambiguïté, collages... Ici, « la rencontre incongrue d’un texte et d’une musique qui ne disent pas la même chose », là l’exagération d’un paramètre par laquelle Satie « parvient à donner au discours le plus sage l’allure d’une mécanique démolie ». Dans Parade, la forme et l’harmonie respectent à peu près le langage hérité « pour mieux témoigner de sa vacuité et de sa décomposition ». Quant aux titres insolites que Satie affectionne, ils ont pour rôle de « créer un rideau de fumée ou de provocation, un peu comme une signature en barbouillage en travers d’un tableau ». Ainsi, Satie jeta toute sa vie une « bouteille à la mer pour dénoncer un art convenu et condamné ». Comme John Cage (pour qui Satie « restaurait les sons anciens, la pensée les avait tués »), Armengaud pense que Satie a bouleversé notre approche de la musique : « Satie est un orfèvre du son mais pas un grammairien. En ce sens il tourne le dos à la révolution du langage pour préparer celle du son et de sa nouvelle écoute. » Satie rejette l’idée de développement et appauvrit volontairement le langage (il est le père du minimalisme), sa poétique est faite de dépouillement et d’immobilité. Les accords chez lui acquièrent une « signification propre » et ne sont plus seulement « un élément d’une rhétorique musicale traditionnelle ». Aux contempteurs de Satie orchestrateur, Jean-Pierre Armengaud rétorque que « la pensée musicale de Satie ne recherche pas l’illusion flatteuse et le chatoiement des timbres, mais plutôt la notation polysémique, le trait de plume et d’esprit, le dessin et la calligraphie plutôt que la peinture ». Source d’inspiration pour les successeurs de Satie, la « musique d’ameublement », sorte de tapisserie sonore, vise à « sortir l’auditeur du face-à-face romantique et personnalisé avec le compositeur ». Armengaud rapproche, ce qui est inhabituel, Satie de Webern : « Tous les deux nous émeuvent (…) par le génie de leur mutisme sonore ; tous les deux ont été prophètes du renversement des valeurs au début du XXe siècle. »

Jean-Pierre Armengaud montre ainsi la radicalité de Satie, artiste idéaliste et solitaire, qu’il nous fait mieux comprendre en rendant plus profond son secret. 

Thierry Laisney

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