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Irréalité de la musique

Un jour, à l’écoute d’une mélodie, j’ai attendu que les choses reprennent leur cours.
Un jour, à l’écoute d’une mélodie, j’ai attendu que les choses reprennent leur cours.

C’était l’époque – comment l’évoquer sans nostalgie ? – où je cherchais à découvrir le plus grand nombre possible d’œuvres « du répertoire ». Cette fois-là, j’écoutais le Concerto pour violon de Beethoven, son dernier mouvement plus précisément. C’est un rondo, un de ces finales classiques où « se résout », pour employer le langage des musicologues, la tension qui s’est accumulée au cours des mouvements précédents. Un morceau aux allures de danse populaire, guilleret si l’on veut.

C’est alors que surgit un couplet que j’ai entendu entre parenthèses, comme s’il se situait à un autre plan et que le cours « normal » de la musique dût attendre son achèvement pour se dérouler à nouveau. « Trop beau pour être vrai » ? Oui, le fragment semblait d’une beauté trop grande pour qu’on lui trouve une place parmi les choses qu’on admet ou pour relever en quelque manière de l’apprentissage auquel je me livrais alors.

Peut-être cette réaction s’explique-t-elle en partie par des raisons objectives. Entre le refrain sautillant, écrit en majeur, et le couplet « lyrique » en sol mineur, le contraste est radical. Cela suffit-il à retrancher le passage du monde même où l’œuvre qui le contient se manifeste ? C’est un sentiment de familiarité mystérieuse, une sorte de réminiscence, qui provoque le rejet de ce qui apparaît comme trop connu (quoique jamais encore entendu, apparemment).

D’une telle impression j’ai trouvé un écho chez le philosophe anglais Roger Scruton : « Parfois, en écoutant une fugue de Bach, un des derniers quatuors de Beethoven ou l’un de ces thèmes infiniment spacieux de Bruckner, j’ai l’idée que ce morceau précis que j’entends aurait pu être porté à ma connaissance en un seul instant : ce n’est qu’accidentellement que tout cela se déploie dans le temps devant moi, et cela aurait pu m’être apporté d’une autre manière, comme le sont les mathématiques. » (1)

Ce sentiment d’irréalité est lié peut-être aussi au caractère insaisissable de ce qu’on appelle une « mélodie ». Une mélodie, c’est une succession de hauteurs et de valeurs de notes déterminées. Quand nous voulons la définir, nous recourons à des descriptions spatiales : telle mélodie commence sur un do puis se déplace vers fa, etc. Mais, en réalité, qu’est-ce qui « se déplace » ? Chaque note demeure ce qu’elle est. Comme le relève encore Roger Scruton : « Bien que les sons dans lesquels j’entends la mélodie soient dans le temps et l’espace, la mélodie elle-même semble habiter un espace et un temps qui lui sont propres. Je la rencontre dans cet espace et ce temps idéals même s’il ne s’agit pas de mon espace ni de mon temps et qu’ils sont incommensurables avec le monde empirique. » (2)

Une croyance pythagoricienne voulait que la musique fût le point d’intersection entre le temps et l’éternité.

Cette musique de Beethoven, je l’ai entendue comme dans un rêve ; mais j’ai un autre souvenir d’enfance, qui est le souvenir d’un rêve celui-là. Sur une scène insolite se produit un pianiste qui joue une pièce dont je ne connais pas une note. Je l’entends à la fois distinctement et obscurément, car le morceau me paraît aride, voire ennuyeux. Depuis des décennies, je me demande quelle est cette musique à jamais perdue et qui l’a composée. Il ne me semble pas l’avoir entendue auparavant.

À moins que chacun d’entre nous soit appelé plusieurs fois sur le théâtre du monde.

  1. Roger Scruton, An Intelligent Person’s Guide to Philosophy, Duckbacks, 2002, pp. 150-151.
  2. Roger Scruton, Modern Philosophy, Pimlico, 2004, p. 380.
Thierry Laisney

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