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Journal du désastre

Article publié dans le n°1023 (01 oct. 2010) de Quinzaines

 Diplomate de carrière, issu d’une noble famille de grands serviteurs de l’État depuis des générations par son père, de celle d’Edmond Rostand par sa mère, Roland de Margerie, alors en poste à Londres, renonce en août 39 à ses vacances d’été, vient à Paris aux nouvelles (la signature par Ribbentrop et Molotov du premier Pacte germano-soviétique date du 23 août), y rencontre Alexis Léger, futur Saint-John Perse, alors tout-puissant secrétaire général des Affaires étrangères. Frappé par la sérénité quelque peu désinvolte de celui-ci, sa façon de minimiser les dangers de la guerre qui, à l’évidence, menace, il touche du doigt pour la première fois l’incroyable insouciance avec laquelle la France aborde un moment crucial de son Histoire.
Roland De Margerie
Journal (1939-1940)
 Diplomate de carrière, issu d’une noble famille de grands serviteurs de l’État depuis des générations par son père, de celle d’Edmond Rostand par sa mère, Roland de Margerie, alors en poste à Londres, renonce en août 39 à ses vacances d’été, vient à Paris aux nouvelles (la signature par Ribbentrop et Molotov du premier Pacte germano-soviétique date du 23 août), y rencontre Alexis Léger, futur Saint-John Perse, alors tout-puissant secrétaire général des Affaires étrangères. Frappé par la sérénité quelque peu désinvolte de celui-ci, sa façon de minimiser les dangers de la guerre qui, à l’évidence, menace, il touche du doigt pour la première fois l’incroyable insouciance avec laquelle la France aborde un moment crucial de son Histoire.

C’est du moins ce que ce passionnant Journal de bord, jusqu’alors inédit et rédigé après coup mais tout à fait à chaud encore puisque dès septembre 40 en Californie, nous permet de comprendre au jour le jour. Il relate en effet par le menu des événements vécus aux premières loges depuis la fin de l’été 39 jusqu’au moment où, après l’armistice du 16 juin 40, le diplomate de quarante ans, proche de De Gaulle à Londres mais déjà nommé à Shanghaï par le nouveau régime, celui de Vichy, choisit par défaut – De Gaulle ne l’a pas sollicité formellement – de rejoindre en Extrême-Orient le poste qu’il occupera jusqu’en 46 avant de rentrer en France, d’y être totalement blanchi par les autorités de la Libération et de poursuivre une brillante trajectoire administrative.

Il faut dire que, dès le début de la « drôle de guerre », il a accompli le geste rare de réclamer (et d’obtenir) sa mobilisation, alors que son âge, ses charges de famille, ses fonctions, tout devrait faire de lui le « planqué » qu’il refuse d’être moins par goût de la chose militaire, bien qu’il soit officier de réserve, que par une passion de servir son pays sans doute puisée dans la tradition familiale, et plus encore par fidélité à des convictions qui l’ont conduit à s’opposer aux illusions de Chamberlain, au cynisme de Daladier, aux honteux accords de Munich, sans être pour autant « de gauche ».

Le voilà donc qui, par sa seule obstination, se retrouve à crapahuter dans un régiment dit « d’élite », le 152e d’infanterie, où il va commander, sans aucune expérience préalable (ses débuts de soldat, en 1918, s’étaient déroulés, heureusement pour lui, dans les bureaux), une section de mitrailleuses. Commander est d’ailleurs un bien grand mot, et il s’en explique très franchement dans d’excellentes pages où défilent des périodes de manœuvres épuisantes et vaines, une inconfortable mais chaleureuse vie de garnison occupée à taper la carte en en racontant de bien bonnes, enfin le terrible hiver de 39 qui lui vaut une oreille gelée. En toute circonstance il peut mesurer la formidable impréparation française, le je-m’en-foutisme du commandement dans certaines unités, et se convaincre peu à peu que la vraie guerre ne sera pas une partie de plaisir. Et en effet quelques semaines plus tard ses camarades et ses hommes seront décimés.

S’il échappe personnellement à ce sort, c’est qu’on le rappelle à Paris le 15 février 40. Bilingue anglais-français mais connaissant aussi l’allemand, il n’a aucun mal à se laisser convaincre de devenir l’agent de liaison entre le Quai d’Orsay, c’est-à-dire d’abord son patron direct Léger, et le grand quartier général sis au Fort de Vincennes et fonctionnant (ou faisant semblant de fonctionner) sous le haut commandement d’une vieille ganache, le général Gamelin. Le mémorialiste loue la culture de ce dernier, qui mène au Fort d’agréables conversations mondaines où il n’est jamais question de guerre, mais il perce à jour rapidement son incompétence, son entêtement de soldat obtus qui attend que l’ennemi vienne livrer la bataille décisive sur le terrain depuis longtemps élu pour le battre : en Flandre et en arrière de l’infranchissable ligne Maginot.

Suit du 20 février au 23 mars un mois fiévreux de comédie tragique qui, sous la plume acérée du narrateur, balance au jour la journée et presque d’heure en heure entre désolation et farce. Pendant ce temps-là, long et lugubre, les cavaliers piaffent sur des positions improbables, ces braves garçons à l’humeur naguère à peu près fringante que nous connaissons par les romans magnifiques de Claude Simon, La Route des Flandres, Leçon de choses, L’Acacia.

Margerie, lui, est du côté du manche mais il se rend très bien compte que la situation, très vite, est en train de devenir désespérée, et que cavaliers fiers de leur anachronique monture et troufions sans ordres vont être envoyés droit dans la gueule des loups. Il n’imagine cependant pas, malgré les télégrammes chiffrés qui, lorsque les communications fonctionnent, ce qui n’est pas coutume, affluent sur son bureau, ce qui va se passer au juste et c’est tout à son honneur de le reconnaître souvent sans fard.

Un des points les plus douloureux de son constat porte sur la conjointe impréparation des Anglais. Ce ne sont que tergiversations à propos de l’envoi des troupes destinées à contrer la poussée allemande en Norvège : la Suède est-elle pro-hitlérienne au point de refuser leur passage sur son territoire ? Or de la célérité anglaise dépend l’embarquement des chasseurs français en soutien. Et les Polonais, faut-il faire confiance à leur gouvernement réfugié en France ? Autour de Léger et de son secrétaire Margerie, qui saute plusieurs fois par jour de Vincennes au Quai d’Orsay et réciproquement, c’est une sarabande de visiteurs, de conseilleurs, peu d’exaltés certes et beaucoup de désabusés. On retrouve tous les noms qui gravitaient dans l’épaisse et lourde biographie de Saint-John Perse diplomate, dont nous avons rendu compte ici même. S’y ajoutent tous les amis et connaissances d’outre-Manche de Margerie, qui a bien du mérite à rester clair et succinct dans cette accumulation de notes, contre-notes, entrevues et ragots, mais il y réussit.

Du milieu effervescent et largement impuissant de cette ruche émergent quelques figures, sympathiques comme celle d’Hoppenot, ami et collègue de Léger, odieuses comme celle de Laval, que le chroniqueur, qui se veut généralement impartial, déteste au point d’en faire un portrait physique repoussant.

Puis la IIIe République, en pleine difficulté d’établir une liaison fiable entre Londres et Paris, se paie une crise ministérielle, Daladier tombe et Paul Reynaud, l’homme aux mollets de coq (notation de visu) et à la surenchère de virilité (sa maîtresse Hélène de Portes va venir enrichir la galerie simiesque du livre d’un nouveau personnage, celui de la mégère glapissante) prend le pouvoir le 20 mars, pendant que Churchill monte une opération de minage des rivières allemandes au moyen d’engins flottants, énième initiative qui n’aboutira pas du bouillant premier lord de l’Amirauté (depuis le 3 septembre 39).

Du 24 mars au 16 mai 40, Margerie est chef de cabinet de Reynaud. Ce mois et demi, qui est celui de la consommation du désastre, voit l’alliance franco-anglaise se concrétiser enfin. Churchill, qui sera Premier ministre en remplacement de Chamberlain le 10 mai, effectue de nombreuses missions à Paris et devient en quelques portraits et deux ou trois citations textuelles de discours prononcés en privé, malgré un tempérament peint par le chroniqueur comme explosif et parfois brouillon, le héros de ces pages où le sort de la France se joue et cela en dépit de l’apparition d’un certain colonel De Gaulle dont la hautaine ironie et la violence contenue font pourtant leur effet.

Après la conférence franco-anglaise du 16 mai, où Churchill étincelle, la descente aux Enfers s’accélère. On rappelle Pétain (décrit par Margerie comme sénile et uniquement préoccupé de l’heure de ses repas), on rappelle Weygand qui va remplacer Gamelin et en qui le narrateur place tous ses espoirs jusqu’à ce que, la défaite consommée (avec des pertes françaises dont on oublie toujours – Margerie ne tombe pas dans ce travers – qu’elles furent énormes), il se convertisse sombrement à l’armistice. Le remaniement ministériel éjecte enfin Daladier, qui avait conservé la Défense nationale, en même temps que Léger, auquel Hélène de Portes, pour des raisons sur lesquelles le discret chroniqueur n’apporte aucune lumière, vouait une haine féroce, qui bientôt se reportera sur le secrétaire Margerie lui-même.

Période du 19 mai au 16 juin : on s’agite en vain pour éviter l’entrée en guerre de l’Italie, puis c’est l’écrasement du corps expéditionnaire anglais et son difficile rapatriement, aux côtés des Français rescapés, à Dunkerque. Margerie se rend avec Reynaud à Londres le 26 mai. Il y retourne avec De Gaulle le 8 juin. Les blindés du brave général Guderian ont négligé la ligne Maginot, laissé derrière eux des corps d’armée français entiers, pris dans des nasses où viendra les cueillir l’armistice du 16 juin qui les enverra par paquets en stalags ou, comme mon propre père, artilleur de réserve de quarante-sept ans, en oflags plus ou moins lointains – en ce qui le concerne le n° XIII près de Nuremberg – d’où, sauf évasion, ils seront rapatriés au compte-gouttes en fonction de données complexes et variables (âge, décorations reçues en 14-18 (eh  oui, on savait vivre dans la Wehrmacht !), utilité pour l’industrie allemande en pays occupé.

Paradoxalement, lors de cette sinistre et ultime phase, c’est le ton de la farce qui retrouve sa place dans les Mémoires de Margerie. La destruction par le feu des dossiers avant l’exode du gouvernement vers Montrichard, Orléans, le château de Chissay en Touraine à partir du 10 juin, le « Conseil suprême » franco-anglais du château du Muguet (ça ne s’invente pas) le lendemain, puis le 13 à Tours, l’appel désespéré à Roosevelt le 14, suivi du départ pour Bordeaux (comme en 14 !), la chute du ministère Reynaud en cette ville le 16 et la prise de pouvoir par le maréchal Putain (mon père, ex-journaliste, avait gardé un exemplaire d’un journal parisien de gauche – l’ayant perdu, je ne sais plus lequel – réservé pour le retour du prisonnier par des copains et caviardant ainsi le nom de la crachotante crapule qui allait joyeusement collaborer avec le nazisme pendant quatre ans) : le dénouement provisoire de la plus complète catastrophe de l’Histoire de France baigne dans un tel climat d’improvisation coupable, de gabegie, de franche irréalité, que les notations quotidiennes du chroniqueur sur l’irrésolution et les volte-face de Reynaud, l’hystérie croissante de sa maîtresse, l’« air goguenard » et la disparition de De Gaulle quittant nuitamment Bordeaux le 16, deux jours avant le fameux appel du 18 juin que personne n’entendit (en particulier Margerie lui-même), atteignent souvent un degré de comique sui generis tout à fait singulier.

Du 17 au 20, feu le gouvernement Reynaud fait ses valises. Margerie est remis à la disposition du Quai d’Orsay désormais dirigé par un nommé Baudouin, directeur général de la Banque d’Indochine. Les derniers « résistants », partisans de la lutte à outrance – dont Georges Mandel, déporté en 42, assassiné sur l’ordre de Darnand, chef de la police de Vichy, le 7 juillet 44 dans la forêt de Fontainebleau – sont jetés en prison. Le poste de Shanghaï est offert à Margerie, qui l’accepte mais hésite encore. C’est l’insistance de Weygand, toujours généralissime de l’armée morte, à le garder auprès de lui, qui le décide à fuir vers l’Espagne et le Portugal, d’où il s’envole une dernière fois pour Londres où il possède une propriété, des biens, et où sa famille est déjà en sûreté. Décollage de Lisbonne le 26, arrivée à Londres le même jour, plus d’un mois de nouvelle hésitation, conversation avec Churchill qui songe à lui confier une mission à Vichy – comme il la juge à juste titre suicidaire il la refuse –, conversation avortée avec De Gaulle, enfin départ sur un paquebot Liverpool-New York le 2 août, la décision d’accepter le poste d’Extrême-Orient ayant été prise : le livre d’un homme que tout semblait destiner à rejoindre la France libre et son chef s’achève en queue de poisson sur un mystère qui demeure assez opaque.

L’existence même de ce mystère pose problème et induit chez le lecteur, de façon rétrospective, un doute léger sur les motivations les plus profondes de qui paraît avoir tout de même érigé le souci de sa carrière en impératif catégorique (à moins que les supplications d’une épouse aimante… mais il n’en souffle mot). Saint-John Perse n’avait-il pas, d’une manière très comparable, snobé le Général « sûr de lui et dominateur », qui attendait des Français de Londres un ralliement sans conditions et n’avait pas montré à son égard la déférence à laquelle il estimait avoir droit ?

Quoi qu’il en soit, Margerie possède un ton incisif et, bien que de la courtoisie que l’on dit, parfois bien à tort, diplomatique, écrit si bien un français dépourvu de toute langue de bois, au moins repérable, qu’on lui pardonne certains silences dont rien n’oblige à faire des mensonges par omission. Et puis il est peut-être utile de dire que ces pages souvent saisissantes, si elles recèlent de quoi fasciner des générations qui, comme la nôtre, ont été complètement façonnées par les guerres du XXe siècle, seraient bonnes à méditer aussi par ceux que le hasard de la procréation (disons après 45 afin d’éviter l’Algérie) et la naissance de cette pauvre Europe, toute bancale qu’elle est aujourd’hui, ont mis par miracle hors de certains coups du sort.

Maurice Mourier