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Article publié dans le n°1128 (16 mai 2015) de Quinzaines

William Gass, considéré comme un des géants de la littérature américaine, est fasciné par les nazis et par la Seconde Guerre mondiale, à l’image de nombre de ses confrères. Dans son troisième roman, il met en scène un réfugié autrichien, professeur de musique dans l’Ohio, esclave de pensées obsédantes concernant son fictif « Musée de l’Inhumanité ». Est-ce là une métaphore de son pays d’adoption ?
William H. Gass
Le Musée de l'inhumanité
William Gass, considéré comme un des géants de la littérature américaine, est fasciné par les nazis et par la Seconde Guerre mondiale, à l’image de nombre de ses confrères. Dans son troisième roman, il met en scène un réfugié autrichien, professeur de musique dans l’Ohio, esclave de pensées obsédantes concernant son fictif « Musée de l’Inhumanité ». Est-ce là une métaphore de son pays d’adoption ?

Si la Shoah n’avait pas eu lieu, comment les artistes contemporains pourraient-ils mettre en relief le kitsch américain ? Si dans les débats « intellectuels » la reductio ad Hitlerum permet de ridiculiser l’adversaire en le renvoyant au nazisme, en matière de fiction le procédé est altéré : la Shoah devient le « décor », occupant l’arrière-plan d’une intrigue qui n’a rien à voir avec l’extermination des Juifs d’Europe.

L’exemple le plus obscène d’une telle démarche a été fourni par Quentin Tarantino dans son film Inglourious Basterds. Qui sont ces « bâtards », si peu glorieux que même la graphie du terme les désignant contient une faute d’orthographe, signe de leur grossièreté et de leur incapacité à respecter les règles de base des relations humaines ?

Dans le Shoah-Western conçu par Tarantino, ce sont les juifs qui agissent de façon barbare à l’égard des Allemands, issus d’une grande civilisation. Au mépris des règles de la convention de Genève, les membres de la brigade juive américaine sous le commandement de Brad Pitt sont censés scalper chacun une centaine de soldats de la Wehrmacht et apporter leurs trophées au chef. Tarantino réussit ainsi à transposer sur le sol européen l’histoire des cow-boys et des Indiens, avec les nazis dans le rôle des victimes génocidaires. Les soldats allemands, cultivés, polyglottes et mélomanes – surtout celui incarné par l’acteur Christoph Waltz, primé à Cannes –, s’opposent aux Américains, brutaux, vulgaires, arrogants, superficiels. De même que, comme disait Henry Miller, personne n’est plus antisémite qu’un juif, de même les cinéastes et romanciers nés aux États-Unis sont les champions du mépris pour le pays de Mickey Mouse.

Si encore c’est assumé ! Rien n’est plus ennuyeux qu’une émotion refoulée : le problème avec William Gass, c’est qu’il ne va pas au bout de ses sentiments. On pense au titre Fuck America d’Edgar Hilsenrath : faut-il être européen (ou juif) pour incarner la méchanceté ? Gass serait-il le porte-parole de la culture niaise qu’il prétend caricaturer ?

Ce livre – comme celui de Richard Powers, Le Dilemme du prisonnier (NQL n° 1 098) – est divisé en deux parties imbriquées l’une dans l’autre : un Bildungsroman qui suit le développement du héros dans un Midwest terne et plat ; une partie théorique et fantaisiste imprégnée de l’ambiance de la Seconde Guerre mondiale, censée éclairer le reste. Pour Gass comme pour Powers, hélas, c’est la première partie qui prédomine. Empêtré dans le roman d’apprentissage, le lecteur attend avec impatience quelque petit éclair de folie.

On comprend alors pourquoi Claro, traducteur des romanciers avant-gardistes, a choisi comme titre « Le Musée de l’Inhumanité » – le titre original est Middle C –, optant ainsi pour quelque chose de plus hargneux, de plus conforme à la conception française de la subversion.

Pour être un peu méchant – votre critique américain vit en France depuis vingt ans ! –, on pourrait voir dans les deux derniers romans de Gass des plagiats ratés de Bruit de fond (1985). Dans ce livre, Don DeLillo crée un héros, Jack Gladney, professeur d’études hitlériennes sur le campus de « The-College-on-the-Hill ». DeLillo, à la différence de Gass, conçoit l’attirance que l’imagerie nazie peut exercer sur certaines sensibilités puériles, attirance qui explique les publicités pour les maquettes d’U-boot sur les chaînes de télévision françaises. Son héros aime Hitler, à un point tel qu’il n’arrive pas à apprendre l’allemand : l’émotion est trop forte.

Quant à Joseph Skizzen, personnage principal du Musée de l’Inhumanité, l’allemand est sa langue maternelle. Il n’est pas en manque de germanité ; au contraire, il est empli de son héritage riche et complexe, vacciné contre la stupidité américaine. Dans cette réécriture de la Bible, la famille Skizzen s’approprie une identité juive, au sens propre comme au sens figuré. Prévoyant l’Anschluss, le paterfamilias fait passer les siens pour des juifs parce que, selon le narrateur, en 1938 il était plus facile de fuir l’Autriche et de s’installer à Londres comme membre du peuple élu. La ruse une fois découverte, la famille Skizzen sera dénoncée et subira un « procès » non sans rapport avec celui vécu par le Christ aux mains du Sanhédrin. Parce que, toujours selon le narrateur, c’était un « privilège » d’être juif en Autriche en 1938.

Les membres de la famille changeront de prénom, le père de Joseph devenant « Yankel », surnom yiddish pour Jacob (père de Joseph dans la Bible). Doit-on voir alors dans le deuxième exil de la famille – aux États-Unis, où Joseph sera séparé de son père – un parallèle avec l’esclavage des Hébreux ? Ou avec la fuite de la Sainte Famille, la mère de Joseph ayant adopté le prénom de Myriam (Marie en hébreu) ?

En tout cas, Gass, comme Tarantino, ne ménage pas les juifs. Pour le bon fonctionnement de sa mythologie – Égypte/Terre sainte = Amérique/Mitteleuropa –, il faudrait valoriser la civilisation germanique et, pour ce faire, minimiser son grand crime. D’où l’intérêt du « Musée de l’Inhumanité », pièce secrète dans la maison où Joseph vit avec sa mère, et dans laquelle il collectionne des fiches bristol et des coupures de presse relatives aux génocides à travers les siècles. Noyée dans cette exposition d’horreurs, la Shoah en effet apparaîtra comme un simple « détail ». Joseph tient également un journal intime, ou plutôt un début de journal, puisqu’il n’arrête pas de formuler et de reformuler une seule phrase nihiliste. La première fois, ça donne : « La crainte que la race humaine ne survive pas a été remplacée par la crainte qu’elle perdure » ; et vers la fin du roman : « Skizzen s’attendait à voir l’humanité périr mais finit par redouter qu’elle survive », composée de six paires de deux mots pour rappeler le système des douze sons inventé par Schönberg.

Ce projet inabouti évoque l’intrigue du Tunnel, roman précédent de Gass, sur lequel il avait peiné vingt-six ans, récit d’un historien qui bloque sur l’introduction de son œuvre maîtresse, intitulée Culpabilité et innocence dans l’Allemagne de Hitler.

Comment expliquer la séduction que Hitler exerce sur ces romanciers, cinéastes et acheteurs de maquettes d’U-boot ? Le nazi représenterait-il un modèle de rigueur, de discipline et de sérieux, par comparaison avec un Occident mou, inculte et féminisé ? Quel mystère se trouve dans le symbole de la croix gammée ? La civilisation américaine est-elle encore plus kitsch que celle du Dictateur ?

Steven Sampson

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