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L'envie de vivre

Article publié dans le n°1105 (16 mai 2014) de Quinzaines

« Une disposition naturelle au démembrement » : telle est la qualité qu'Arthur Dreyfus recherche, et affirme dès le début d'un livre désigné comme « roman », composé de fragments : bouts de dialogues, scènes souvenirs, déclarations d'amour à l'autre, à la littérature, réflexions sur l'écrit en train de se constituer, déclarations de joie, de peur ou de colère, d'humilité ou d'ambition. « Il semble qu'en écrivant j'obéis à une loi m'autorisant à commettre toutes les erreurs du monde (d'écriture, d'ego, etc.) si je les dissèque, si je les dis. »
Arthur Dreyfus
Histoire de ma sexualité
« Une disposition naturelle au démembrement » : telle est la qualité qu'Arthur Dreyfus recherche, et affirme dès le début d'un livre désigné comme « roman », composé de fragments : bouts de dialogues, scènes souvenirs, déclarations d'amour à l'autre, à la littérature, réflexions sur l'écrit en train de se constituer, déclarations de joie, de peur ou de colère, d'humilité ou d'ambition. « Il semble qu'en écrivant j'obéis à une loi m'autorisant à commettre toutes les erreurs du monde (d'écriture, d'ego, etc.) si je les dissèque, si je les dis. »

Déclaration d’amour tout court, énoncée gravement : « Tu me manques au sang » ; ou énoncée avec humour, un humour très présent, contagieux : « En primaire, deux faux jumeaux, un garçon et une fille, avaient montré leur sexe à une partie des élèves. La maîtresse l’a su et a convoqué tout le monde dans son bureau. Elle a dit Les exhibitionnistes à droite, les voyeurs à gauche. Personne n’a bougé parce qu’on ne connaissait pas ces mots. » La réussite de ce passage tient à sa précision et à sa concision, d’où proviennent la surprise, le plaisir et le rire.

Le propos général, parfois tenu en arrière-plan mais présent tout du long, est bien celui qu’annonce le titre : raconter l’origine, la prise de conscience, enfin l’affirmation (ceci dans le désordre chronologique) d’une sexualité qui diffère de la norme établie. Les réactions de la famille et des amis. Les réflexions sur la sexualité en général, d’un point de vue inhabituel : « Est-ce que les hommes aimeraient autant les femmes si elles avaient une plus grosse bite qu’eux ? » ; du point de vue de la psychanalyse : « Ce que l’homme aux loups voit, dit Freud, ce n’est ni un membre, ni un coït, ni même un acte, mais la figuration excluante de sa propre origine – comme si l’origine, c’était l’impossibilité d’être là (et l’obligation simultanée de s’en faire le témoin ) ».

En se penchant sur son passé, l’auteur se penche aussi sur le moyen d’y accéder, c’est-à-dire sa mémoire : « Quand je cherche un souvenir, je cherche un lieu. Le lieu est la toile écrue du souvenir. »

L’idée effleure qu’Arthur Dreyfus est certes un romancier (d’autres livres en témoignent) mais d’abord un prosateur poète, non asservi au genre du romanesque ou de l’essai, de la composition et de l’intrigue ; et osant les fragments, leur succession, leur accumulation, qui suivent les fluctuations, les soubresauts des faits et de la vie intime. « Suivre un beau garçon dans la rue, recueillir le soleil dispersé par les platanes exactement sur mon visage, pour être beau si le garçon se retourne. » Ce qui veut dire qu’Arthur Dreyfus se met en scène, qu’il se met à distance pour s’observer, s’écrire : « — Ton absence est photogénique. — Je prends mon absence très à cœur. » Au centre, un personnage discrètement omniprésent, la mère. Le lien fondamental et fondateur avec le fils. Et l’amour réciproque : « Tu ne sais pas ce que c’est d’être mère… Tu ne sais pas que quoiqu’il fasse il est tout pour moi. »

Variété des discours, des points de vue, et invention. Par exemple des prénoms, qui n’en sont pas, qui ne sont pas non plus des pseudonymes, ni des surnoms, ni des diminutifs. C’est autre chose, c’est mieux, c’est comme lorsque, enfant, on joue à être quelqu’un d’autre ; et en même temps, adulte, et écrivain, qu’on joue avec les mots des langues. Par exemple, son ami d’origine iranienne, traité, enfant, par les vieux musulmans du quartier d’ « Ash-Shaytan », le diable, est appelé Persan dans le langage d’Arthur Dreyfus, comme un beau chat. Travesti, lui, explique la relation entre les coloris des vêtements et le désir : « Marron léopard, oui ! De toute manière, ce qui rappelle l’animal, c’est fatal. Mais attention, quand je dis animal, je dis fauve. Le gris souris ne marche pas du tout ». La petite sœur s’appelle Ma Reine, la mère demeure la mère et l’amant éloigné Jean d’Oubli.

Avec ce livre, on entre, quand on est « du côté de » l’hétérosexualité, dans un autre pays dit avec d’autres mots, mais pas dans un pays où l’amour des garçons est âpre et dangereux, comme chez Guillaume Dustan, dont les éditions P.O.L ont récemment réédité les livres, ou sur la plage d’Ostie où l’on meurt supplicié après avoir beaucoup scandalisé. Non, le pays d’Arthur Dreyfus apparaît tendre : « Bonne nuit, je t’endors ». Et cru : « Et quand vous vous masturbez, vous vous mettez un petit doigt dans le derrière ? » Et philosophe : « Vivre en homme, c’est échouer de toutes ses forces ». Et lyrique : « Quand je te tiens dans mes bras, je tiens un garçon, plus la beauté ». Et puis, tellement drôle : « Comme métier, il a pensé à être démêleur de scotch, parce qu’il est doué pour rattraper les rouleaux découpés à moitié. »

Il reste à l’écrivain, qui est un peintre à sa manière et qui admire Vincent van Gogh, à colorier, non l’intérieur des images souvenirs, mais leurs contours, quand sa mémoire les éclaire. Surgissent alors des hydravions en allumettes, quelques lions bleus, un amant qui n’est pas iranien et qui ment, la vérité de la fausse note (Comment voulez-vous qu’une femme qui meurt chante juste, dit la Callas au chef d’orchestre Georges Prêtre, pendant une répétition de La Traviata ?), une grand-mère délicieuse, un grand-père déporté – et une intense envie de vivre alors qu’on vit déjà.

Marie Etienne

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