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La batte magique de Roy

Le Meilleur, premier roman de Bernard Malamud (1914-1986), fut pendant longtemps son seul livre inédit en français, sans doute à cause de son thème exotique : le base-ball. Lacune réparée par l’éditrice Nathalie Zberro qui, en achetant des droits dispersés dans diverses maisons, entend réintroduire en France l’œuvre de ce grand écrivain américain, à raison de deux livres par an (1) .
Bernard Malamud
Le meilleur
Le Meilleur, premier roman de Bernard Malamud (1914-1986), fut pendant longtemps son seul livre inédit en français, sans doute à cause de son thème exotique : le base-ball. Lacune réparée par l’éditrice Nathalie Zberro qui, en achetant des droits dispersés dans diverses maisons, entend réintroduire en France l’œuvre de ce grand écrivain américain, à raison de deux livres par an (1) .

The Natural devient Le Meilleur, choix astucieux de la part de la traductrice Josée Kamoun, qui, après avoir travaillé sur plusieurs romans de Philip Roth, passe au maître de celui-ci, un écrivain juif américain de la génération précédente, modèle pour le célèbre personnage d’E. I. Lonoff du roman L’Écrivain fantôme.

Roy Hobbs, héros du Meilleur, partage avec Lonoff la propriété d’être un génie et celle de se donner à son métier. Et aussi un faible pour la gent féminine, ce qui pourrait entraîner sa ruine. Mais on trouve chez Malamud ce qui faisait défaut à Roth avant sa période tardive : une vision tragique de la vie. Davantage nourri par la mythologie classique et par la Bible que son cadet, Malamud – son nom veut dire « instituteur » ou « professeur » en hébreu – crée des récits d’une intensité biblique, des contes moraux censés instruire et rendre meilleur, où le lecteur assiste au déroulement d’une histoire cinématographique tachée de sang, de trahison et de luxure.

En effet, trois de ses huit romans ont été adaptés au cinéma, dont The Natural, sorti en 1984, avec Robert Redford dans le rôle de Roy Hobbs. Mais à une époque où l’on n’admet plus la nécessité de choisir, de faire des sacrifices, il était inconcevable de transposer à l’écran la noirceur de Malamud : les producteurs ont bâclé l’histoire avec un happy-end.

Alors que, chez le romancier, chaque instant porte l’empreinte de l’épée de Damoclès planant au-dessus de la tête du héros. En ce qui concerne Roy Hobbs, cette épée s’appelle « Wonderboy ». Il s’agit de sa batte de baseball, qu’il a façonnée lui-même, enfant, avec le bois d’un arbre fendu par la foudre. Il cache sa batte magique dans un étui à basson pour ne pas éveiller la jalousie des autres.

Surtout celle des femmes. Le chemin d’un héros est truffé d’obstacles séducteurs, Ulysse le savait bien, Roy Hobbs l’apprendra à ses dépens. À dix-neuf ans, il quitte son bled natal pour voyager jusqu’à Chicago, accompagné par un dénicheur de vedettes : Chicago, où il espère décrocher un contrat avec les Cubs, l’une des équipes de la ville. Lorsque son train s’arrête pendant une demi-heure à côté d’une fête foraine, Roy, lanceur jusque-là inconnu, montre son talent en gagnant plusieurs lots, avant de relever le défi d’un autre passager, le Bolide, le plus grand batteur vivant, de lui lancer des balles. En l’emportant sur ce dernier, il réussit à impressionner Mlle Harriet Bird, femme fatale, déjà recherchée pour avoir tué deux grands athlètes. Le lendemain, dans une chambre d’hôtel à Chicago, elle pointera son pistolet sur lui. La balle d’argent qui en sortira percera son ventre et mettra fin à la première partie du roman.

La richesse symbolique de Malamud tient à sa capacité de puiser ses ressources dans diverses strates mythiques. À commencer par le championnat de base-ball, le « passe-temps national », une forme d’épopée patriotique qui dépasse largement le cadre sportif, vu ce qu’elle représente pour les États-Unis. Pour l’Américain pourvu d’un minimum de connaissances sportives, le trajet de Hobbs – il débute en tant que lanceur et finit comme joueur de champ – évoque forcément le personnage de Babe Ruth, grande star des années vingt et trente, figure mélancolique à cause de son enfance malheureuse et de sa déchéance lorsqu’il a atteint l’apogée de sa carrière, sombrant dans l’alcoolisme et l’obésité, avant de mourir précocement d’un cancer.

Mais Malamud ne s’arrête pas là. Pour le lecteur de l’époque – son roman est sorti en 1952 –, la scène dans l’hôtel rappelle deux faits divers qui ont défrayé la chronique. En 1932, un joueur des Cubs s’est fait tirer dessus par sa fiancée à l’hôtel Carlos, et, en 1949, une scène similaire a eu lieu à l’Edgewater Beach Hotel, quand une fan obsédée a essayé de tuer un ancien joueur de la même équipe.

Il n’en reste pas moins que le récit de référence pour Malamud, comme pour beaucoup de ses confrères juifs américains, est celui du Nouveau Testament, à l’aune du Moyen Âge chevaleresque. Quinze ans après l’attaque, Hobbs essaie d’effectuer son retour, ayant dépassé de justesse l’âge du Christ. Sa résurrection se passera sous les auspices de l’équipe imaginaire des Knights (chevaliers) de New York. L’entraîneur de celle-ci, Pop Fisher, faute de pouvoir veiller sur le Saint Graal, comme l’avait fait le Fisher King (le Roi Pêcheur), essaie de maintenir l’honneur et les traditions des Knights, malgré une santé déclinante.

L’arrivée de Roy Hobbs et de sa batte magique semble apporter un nouvel espoir. Hélas, pour Malamud le moraliste, la femme et l’argent (les deux vont ensemble) restent des tentations redoutables : l’homme a du mal à résister à la luxure. Dans la deuxième vie de Roy Hobbes, elle s’appelle Memo Paris, d’après la Ville Lumière, capitale perçue, outre-Atlantique, non comme le centre historique du pays des Droits de l’homme, mais comme le symbole d’une lascivité excessive.

Il serait injuste d’en rester à ce résumé ironique de la structure du Meilleur : la résonance des mythes ne fait que renforcer la poésie de ses scènes, transformant les matchs de base-ball, sport qu’habituellement je trouve profondément ennuyeux, en quelque chose de surnaturel. Comme par exemple lorsque Roy, traversant une période creuse, aperçoit une femme venue au stade pour l’encourager :

« Il y eut un esclandre dans les tribunes du champ gauche. L’inconnue en rouge s’était levée et, debout au milieu d’une mer de visages bouche bée, elle semblait chercher quelqu’un. Puis elle regarda du côté de l’abri des Knights et fit comme un signe de tête. Un murmure s’éleva de la foule. Certains dirent qu’elle se croyait encore dans la pause de la septième manche ; impossible, répondaient les autres, il n’y avait qu’à regarder le tableau d’affichage. Debout dans la lumière qui la définissait si nettement, on aurait dit qu’elle essayait de faire passer un message sans arriver à le formuler, et certains des fans se sentirent gênés. Elle déclencha une pulsion sexuelle chez son voisin de tribune, pulsion qu’il dissimula en tirant nerveusement sur une cigarette. Roy la remarqua à peine parce qu’il était rongé par l’inquiétude et se demandait sérieusement s’il devrait laisser tomber Wonderboy. »

Le bois blanc de sa batte tiendra-t-il le coup ? Il faut lire Le Meilleur pour le savoir.

  1. Signalons également la parution en poche de L’Homme de Kiev, traduit par Gérard et Solange de Lalène, édition révisée par Hélène Cohen, préface de Jonathan Safran Foer, Rivages poche, 432 p., 10 €.
Steven Sampson