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La critique littéraire de la philosophie

Article publié dans le n°1091 (16 sept. 2013) de Quinzaines

Où, dans la bibliothèque, ranger les ouvrages de critique littéraire ? Où, les livres de Bachelard et de Blanchot sur Lautréamont ? Où, ceux de Butor et de Nadeau sur Flaubert ? Avec les autres ...

Où, dans la bibliothèque, ranger les ouvrages de critique littéraire ? Où, les livres de Bachelard et de Blanchot sur Lautréamont ? Où, ceux de Butor et de Nadeau sur Flaubert ? Avec les autres livres des mêmes auteurs ou avec ceux de l’auteur-objet ? L’impossibilité de trancher de façon satisfaisante est révélatrice de l’étrange statut de la critique littéraire. J’imagine qu’en pratique le classement se fait en fonction du statut du critique, c’est-à-dire à la fois de sa notoriété et de sa position pour autant que celle-ci a partie liée avec un type de critique, qui peut-être littéraire mais aussi universitaire et scientifique, ou bien journalistique et d’humeur. On peut aussi prendre pour critère l’enjeu intellectuel de cette critique et ranger les livres de Charles Mauron et d’André Green du côté de la psychanalyse, avec celui de Freud sur la Gradiva de Jensen – comme si sa valeur propre était négligeable, ce beau roman a été réédité dans une collection dénommée « Connaissance de l’inconscient » consacrée aux « œuvres de Sigmund Freud ».

Le désordre chez l’acheteur de livres prévaut aussi du côté du vendeur. Comment expliquer autrement que par des raisons de stratégie éditoriale circonstancielles que le livre de Sartre sur Baudelaire soit rangé dans la même case « littérature » que les Situations et que Les Mots, quand l’essai sur Genet tient lieu de tome I des « œuvres complètes » de celui-ci, et que le Flaubert a été publié dans la « Bibliothèque de philosophie » ?

D’aucuns tiendront le problème pour résolu en le disant co-naturel à ces textes au second degré que sont forcément ceux de critique littéraire. Il n’est en fait que déplacé car on suppose ainsi que la notion de second degré est assez claire pour que l’on puisse tracer des frontières pertinentes entre les différents livres de Bachelard, Barthes, Bataille ou Benjamin (pour rester sur le même rayonnage de la bibliothèque). Cette sensibilité aux illusions du second degré est particulièrement développée chez qui a été formé à la philosophie, tant il aura vu de variations sur un texte inaugural, celui que Platon a écrit en hommage à la parole vivante de Socrate. Tenant pour acquis que son Nietzsche ou son Hölderlin ont, parmi les œuvres de Heidegger, une importance et un statut comparables à ceux de Sein und Zeit, il est tenté de voir une homogénéité comparable entre les romans de Bataille ou de Blanchot et leurs textes critiques.

Les philosophes écrivent sur des livres de philosophes, comme les mathématiciens travaillent sur des théories mathématiques. Pourquoi extraire du champ de la littérature des livres qui portent sur d’autres livres, comme s’ils différaient nettement de ceux qui portent directement sur le réel ? On peut, dans le même esprit, se demander si cette dernière notion présente un sens précis. Tout texte, ajoutera-t-on, répond à d’autres textes : même le « roman réaliste » de Balzac porte un titre général qui renvoie au grand poème de Dante.

D’un autre côté, si illusoire qu’elle puisse être jugée, la différence saute aux yeux du lecteur, entre un roman qui fait vivre des personnages (plus ou moins) imaginaires et une réflexion sur les livres de tel ou tel. On ne lit pas le Journal de Gide comme on lit Les Caves du Vatican, ni même le Contre Sainte-Beuve comme la Recherche. Il n’y a pas lieu de s’alarmer de cette contradiction entre ce que la réflexion incite à penser et l’évidence commune ; juste se demander qui a raison. Si la dénonciation d’une illusion ne fait pas tomber dans une autre. Ou, en d’autres termes, si l’on ne confondrait pas critique littéraire avec discours philosophique sur la littérature. Cette confusion expli­querait la propension de certains philo­sophes à jouer les critiques. Ainsi de Bachelard, Sartre ou Lukacs, sans oublier que l’affaire remonte au moins à la Poétique d’Aristote (dont une édition a été publiée dans la collection dirigée par Genette), pour ne rien dire des analyses platoniciennes de la poésie et de la tragédie.

La critique littéraire serait ainsi difficile à situer, rétive aux définitions, parce que sa position serait caractérisée par une double continuité. C’est d’abord celle, interne à l’œuvre d’un auteur, qui mène Léautaud du Petit Ami au Journal littéraire et aux chroniques du Mercure, ou Remy de Gourmont des Promenades littéraires aux Lettres à Sixtine (en oubliant soigneusement l’horrible Joujou patriotisme !). C’est ensuite la zone intermédiaire que la critique balaie entre la littérature et la philosophie, qui s’étend depuis des réflexions d’écrivains sur ce qu’il en est de l’écriture – on pense à des écrits comme Discussion de Borges, Préférences de Gracq, le Jardin des Hespérides de Pontiggia, les Essais critiques de Zanzotto – et des textes qui jouxtent la philosophie d’aussi près que L’Entretien infini de Blanchot, voire franchissent le pas, comme fait Genette avec L’Œuvre de l’art.

Il n’est pas certain que l’on gagne beaucoup à valoriser de telles continuités. On peut préférer marquer des frontières, étant entendu qu’il n’est pas interdit de voyager dans des pays étrangers, ni même d’en apprendre la langue. Le philosophe s’étonne ainsi de voir des littéraires croire si peu à la littérature qu’ils jugent utile de la valoriser par des considérations présentées comme philosophiques et dont la platitude inspire plus de pitié que d’irritation. Il voudrait les dissuader de recou­rir à cette eau de Cologne du pauvre mais il se tait, de crainte de passer pour arrogant, lui si sensible aux charmes de la littérature, comme il l’est à ceux de la peinture et de la musique à qui nul ne demanderait de singer la philosophie.

Le mieux est peut-être de prendre les choses dans l’autre sens, pour s’intéresser non plus à ce que des philosophes disent de la littérature, mais à ce que des littéraires disent à la philosophie. Considérer donc, face à la critique (plus ou moins) philosophique de textes littéraires, une critique littéraire de la philosophie. On ne parle pas ici du personnage de Cripure dans Le Sang noir de Louis Guilloux, ni des diverses manières dont un romancier peut caricaturer les travers professionnels d’un philosophe : il ferait de même avec un médecin ou un pharmacien (pour rester chez Flaubert). Malgré Candide et le Poème sur le désastre de Lisbonne, ce n’est pas non plus à Voltaire que l’on pense, car ce qui est en cause dans ce poème et dans ce roman n’est pas la philosophie en tant que telle mais une certaine philosophie, qui peut être critiquée sur divers modes, que d’ailleurs Voltaire a pratiqués.

Ce dont il est question, c’est d’œuvres littéraires qui apparaissent par elles-mêmes comme critiques de la philosophie dans sa prétention à aborder tel ou tel problème. L’exemple de Proust est un des plus nets qui soient. On ne peut dire qu’il traiterait à sa manière un thème philosophique : il montre en acte que la littérature est la manière la plus adéquate de parler du temps ou de la mémoire, manière à côté de laquelle la démarche philosophique apparaît désespérément pauvre dans son abstraction. Ni Bergson ni Husserl ne sont de piètres penseurs. Mais c’était à la littérature qu’il revenait de dire ce qu’ils ont tenté de dire dans Matière et Mémoire ou dans les Leçons sur la conscience intime du temps. La Recherche apparaît ainsi comme une critique littéraire de la philosophie. Non de ces philosophes-là, de ce que l’approche philosophique de ces questions est susceptible d’apporter. Et cette critique est définitive : les philosophes admettent désormais eux-mêmes que leurs outils conceptuels sont inadaptés à cette tâche précise, pour laquelle, au contraire, l’analyse proustienne fait la preuve de son efficacité. 

Proust n’est pas un cas unique. On pourrait nommer Kafka, le Valéry de Monsieur Teste ou Musil, dont le héros explique au général Stumm « qu’il règne dans les affaires du sentiment une régularité bien pire que dans celles de la raison » (L’Homme sans qualités). De manière générale, on peut lire dans les romans de Musil une descrip­tion des conditions dans lesquelles un discours exact peut être tenu – par exemple sur la mécanique des sentiments. Éric Weil était sensible au fait que le philosophe doit d’abord convaincre de la légitimité de sa démarche ; il commençait ainsi Logique de la philosophie sur cette remarque : « le philosophe est sûr de convaincre l’autre, si l’autre veut l’écouter ; mais le fait est que l’autre ne veut pas écouter ». À ce problème fondateur, le philosophe ne peut avoir de solution, puisqu’il conditionne son propos. En explorant ces limites, un littéraire comme Musil exerce une fonction critique en un sens qui n’est pas éloigné de celui de Kant : déterminer les conditions dans lesquelles on peut s’installer sur le terrain de la philosophie.

Les écrivains que l’on vient de nommer sont sensiblement contemporains. On peut en effet considérer que s’est produit à travers eux un moment décisif pour la philosophie. Depuis son origine platonicienne, elle n’a cessé de voir des pans entiers de son empire lui échapper et se constituer en disciplines autonomes, généralement scientifiques. Ainsi en fut-il des mathématiques, de la physique, des « sciences humaines ». Ce que firent Galilée ou Freud, la littérature l’a fait aussi, au xxe siècle, pour d’autres champs de la tradition philosophique, en particulier pour décrire les expériences de la conscience ou ce que Heidegger nommait l’acheminement vers la parole et qui ne saurait se faire mieux que dans la poésie. 

Marc Lebiez