La hérissonne apprivoisée

Article publié dans le n°1086 (16 juin 2013) de Quinzaines

Des contes à garder les yeux ouverts la nuit plutôt qu’à dormir debout, tels sont les brefs poèmes en prose de Doina Ioanid.
Doina Ioanid
Rythmes pour apprivoiser la hérissonne
Des contes à garder les yeux ouverts la nuit plutôt qu’à dormir debout, tels sont les brefs poèmes en prose de Doina Ioanid.

« Je loge dans un sommeil avec des mites, un sommeil à l’odeur d’algues et de goujons, un sommeil étroit comme un tube en plastique. Un sommeil sans ciel et sans candeur. »
Mais peut-on les nommer des poèmes ? Rien n’est moins sûar. Ce sont de petits morceaux d’histoires en charpie, des histoires de soi et des autres, de soi heurté aux autres ou échappé de la coquille du corps. Des histoires racontées sur un drôle de ton, mi-terrible, mi-charmeur, où il est question aussi bien de viscères, de vieilles femmes hideuses que de maïs coupés dans les champs.
« Il ne reste que l’attente mastiquant le monde entre ses gencives noires, déjà gangrenées. Et cette attente ne porte aucun nom. »
Doina Ioanid n’est pas une vieille femme du tout, encore qu’il n’y aurait rien de honteux à cela. Elle est aussi désespérée que si sa vie avait déjà été trop longue, et aussi surprenante qu’une enfant qui joue avec les mots pour la première fois :
« Qui veut devenir grand ? Les ridicules peut-être, les sots, ceux qui pensent qu’ils n’ont plus le choix. Mais pas moi, pas moi. »
Elle est née en 1968 à Bucarest et a fait partie cette année des écrivains roumains invités au Salon du livre. Sur la photographie qui accompagne le dossier de presse, elle a un beau visage souriant. Elle a suivi des études de langue et de littérature française, elle travaille dans un hebdomadaire roumain. Elle a traduit Marguerite Duras dans son pays. Le poète et traducteur Jan H. Mysjkin, par ailleurs bien connu des poètes français, s’est attaché à son œuvre et nous fait le cadeau, outre le présent volume, de deux autres livres : La Demoiselle de Massepain, paru cette année aux éditions de l’Agneau, et Boucles d’oreille, ventres et solitude, à paraître en 2014 aux éditions Cheyne.
Dans sa préface à Rythmes pour apprivoiser la hérissonne, Jan H. Mysjkin rappelle la parabole d’Arthur Schopenhauer (reprise par Sigmund Freud) : Par un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se rapprochent les uns des autres pour se tenir chaud, puis s’éloignent pour ne pas être piqués, puis se rapprochent à nouveau parce qu’ils ont froid… « jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où ils se sentirent à l’abri des maux ». Ainsi se comporte Doina Ioanid avec la hérissonne qui la visite, avec un autre personnage, Mika-Lé, avec les parents et les grands-parents, la proximité n’allant pas de soi, provoquant plus que des frictions, et ne comblant pas le vide intérieur, la solitude. « Le regard des hommes se colle à mes seins. Mais moi, je me tiens joliment entre parenthèses. »
Rien ne serait plus facile que de continuer à raconter Doina Ioanid. Rien ne serait plus difficile aussi car elle est inimitable. Elle utilise des mots quotidiens et elle y fait tout à coup briller, au milieu de leur troupe, un mot superbe et rare, comme « alchémille », « gimblette », « hièble », « stramoine ». Ou bien elle évoque la crasse, la vieillesse, la pourriture, avec des accents d’une innocence renversante :
« Les vers de terre sortis après la pluie rampaient vers mes pieds. Lentement et sûrement. Et moi je ne pouvais rien faire d’autre que de rester là, seule, comme une plante en pot aux racines moisies. »
Il faut s’y faire. La poésie de Doina Ioanid s’attrape comme un virus, quand on l’a simplement parcourue, on y revient, quand on l’a lue vraiment, on sait qu’on ne l’oubliera pas, qu’elle restera dans nos bagages, sur les rayons de nos bibliothèques, dans nos pensées. Donnez-nous encore !
« Je ne l’avais pas aperçue quand je suis entrée. J’ai fermé la fenêtre, puis je me suis retournée et je l’ai vue. Elle se tenait entre les bibelots de maman. Elle descendit lentement de l’étagère. Ses piquants brillaient, soigneusement aiguisés. Il n’y avait que nous deux et la nuit avait à peine commencé. Au seuil de mes quarante ans, nous nous trouvions là toutes les deux, au-delà du bien et du mal, comme deux fèves dans une cosse. »

Marie Etienne