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Le charme incertain des paradis ordinaires

Les squares parisiens et les grands jardins publics offrent le charme équivoque des espaces verdoyants. Ces paradis ordinaires révèlent tour à tour les plaisirs et le désenchantement, les séductions et la monotonie. 
Emmanuel Pernoud
Paradis ordinaires. L'artiste au jardin public
Les squares parisiens et les grands jardins publics offrent le charme équivoque des espaces verdoyants. Ces paradis ordinaires révèlent tour à tour les plaisirs et le désenchantement, les séductions et la monotonie. 

Original, précis, vif, ce livre d’Emmanuel Pernoud (1) montre la monochromie verte des pelouses, l’arabesque des allées, les arbres calmes, les grilles, les arceaux, les bancs (des nourrices, des mères, des retraités), les jeux turbulents des enfants, les statues de déesses et de savants, les rêveurs, les fanfares d’un kiosque, les usagers habituels d’un square, les nouveaux venus, parfois des « apaches », les lecteurs de journaux, les regards tendres des jeunes gens, ceux qui somnolent ou méditent… Au XIXe siècle, au Second Empire, au temps du baron Haussmann, l’urbanité est une politesse discrète des citadins, qui s’abstient des mots, des signes, de quelque échange que ce soit. Cette urbanité elliptique est une politesse à distance, une politesse des distances ; elle dissuade le contact. Chacun se respecte en s’ignorant. Il choisit une « inattention civile » ; il s’agirait d’une vigilance sans insistance, qui permet de remarquer les inconnus sans les dévisager. Il respecte le territoire d’autrui. Il y aurait une paix du jardin, une harmonie, une retenue, une bienséance, un contrat social sans débats. Les tableaux parisiens seraient des messages discrets en faveur des bienfaits de la vie collective, de l’hygiène pour tous, des loisirs, du bien-être des enfants… Et, pourtant, selon certains écrivains (anarchistes ou critiques), les jardins publics seraient parfois mesquins, étroits, trop contrôlés ; ils seraient peut-être obscurément travaillés par les antagonismes sociaux, par la sexualité latente, par la violence des « apaches » et des « joueurs de ballon »…

Souvent, Édouard Vuillard (1868-1940) passe régulièrement dans le square Berlioz, place Vintimille (IXe arrondissement). Il le dessine et le peint ; il perçoit le grouillement des humains, vu de haut depuis une fenêtre en surplomb ; la vue plongeante (en 1912 et 1915) donne à voir la scène et les coulisses, ceux qui jouissent du square et les cantonniers. Et, aussi, il s’approche ; il voit, de près, les passants de l’espace heureux, en particulier les jeux des enfants. Le petit square s’élargit et devient un monde immense aux yeux du peintre… dans les panneaux des Jardins publics (1894), Vuillard met en évidence les clôtures dont l’homme quadrille son espace, ces lieux ouverts, aérés, voués à la respiration et aux jeux, sont limités par des grillages, par la barrière des arbres et buissons, par une liberté surveillée des enfants qui deviennent des comédiens sur une scène. Couvés, surveillés, les enfants s’essaient à l’indépendance progressive… Janséniste (dit-on), Vuillard est austère ; il se méfie du divertissement et des « impressions trop vives »… Dans un de ses carnets (1894), il note : « Je descends au square ; la même femme qu’hier vient s’asseoir sur mon banc ; un peu troublé. » Ce serait une familiarité timide sans parole, une esquisse de rencontre… Vuillard peint des « cham­bres de verdure ». Peintre des appartements et de l’intimité, il trouve dans le square un autre visage de l’intérieur et des conversations muettes ; l’étau familial est alors desserré par la lumière du dehors… Dans l’appartement, sur le square, il lie, sans cesse, le labeur et le loisir, le professionnel et le privé. Il représenterait, sans hédonisme, une « paix intranquille » du square, une tension, un sérieux, une liberté limitée, des « intimités en plein air ». Selon Paul Morand (1942), « ces squares de Montmartre ont l’intimité de chambres, le recueillement d’un cabinet de travail ; ils tiennent de la nurserie et du boudoir ». Et, depuis la fenêtre de son appartement de la rue de Calais, il voit tout et personne ne le voit ; regardeur omniscient, espion permanent, voyageur absolu et absent, il observe et sait.

Ou bien, Emmanuel Pernoud décrit Un dimanche d’été à l’île de la Grande Jatte (1884-1886) de Georges Seurat. Selon divers historiens de l’art, ce tableau définirait le jardin comme une « anti-utopie ». La joie serait impuissante et l’ennui accablant. Ce serait l’oisiveté, les jeux, l’amour sans bonheur : « Le dimanche n’est plus qu’une pénible contrainte et cesse d’être ce bref présent venu de la terre promise. » L’image idyllique est une apparence artificielle de la société harmonieuse. Avec une évidence caricaturale (qui n’a pas échappé aux contemporains), les bourgeois, les ouvriers, les cocottes, les nourrices, les militaires, les enfants sages et raides se côtoient et semblent s’ignorer. Et, le dimanche, tu découvrirais, peut-être, un cortège laïque et immobilisé à l’île de la Grande Jatte, un cortège qui obéit à des rites ignorés.

À tels moments (par exemple en 1913), un médecin réputé, spécialiste des parasites, critique les « allées mortelles » du jardin du Luxembourg : « C’est sur ces misérables allées, qui limitent de superbes pelouses, sur lesquelles, depuis des années, crachent des tuberculeux, que les enfants sont condamnés à jouer au cerceau, à la balle et avec le sable. Et c’est là qu’ils contaminent leurs mains, leur tube digestif, leurs méninges et que leurs jeunes poumons respirent les poussières soulevées pendant leurs jeux. Si, par hasard, un malheureux enfant essaie d’aller sur l’herbe, il est immédiatement gourmandé par un garde et obligé de revenir sur l’allée mortelle. » Divers textes blâment les dangers des jardins publics : les odeurs des eaux croupissantes dans la chaleur, les déjections des rongeurs, des oiseaux et (toujours) les crachats des tuberculeux et d’autres malades…

Et, à dix-sept ans, Balthus peint les Premières communiantes au Luxembourg (1925). Les garçons d’une douzaine d’années portent le costume de petit marin ; ils séduisent deux communiantes maussades et impassibles ; ils les défient ; les fillettes se préparent déjà à se marier bientôt. Le jardin du Luxembourg est une sorte de forêt sombre, glauque, ambiguë, une zone hantée et périlleuse.

Aujourd’hui, Emmanuel Pernoud relit Fleurs de ruine (1991) de Patrick Modiano : « J’ai traversé les jardins. Était-ce la rencontre de ce fantôme ? Les allées du Luxembourg où je n’avais pas marché depuis une éternité ? Dans la lumière de fin d’après-midi, il m’a semblé que les années se confondaient et que le temps devenait transparent. » En un territoire incertain, tu rêves, assis sur un banc public, nostalgique. Qu’attends-tu ?

  1. Emmanuel Pernoud est professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Gilbert Lascault

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