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La littérature de la Shoah peut-elle constituer un savoir ? Entretien avec Maxime Decout

À la fin de l’année dernière, les éditions Corti ont publié l’essai d’un professeur de la Sorbonne sur les manières dont la littérature a abordé la Shoah. Comment écrire l’Holocauste malgré l’effacement de ses traces par les nazis ?
Maxime Decout
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(Corti)
À la fin de l’année dernière, les éditions Corti ont publié l’essai d’un professeur de la Sorbonne sur les manières dont la littérature a abordé la Shoah. Comment écrire l’Holocauste malgré l’effacement de ses traces par les nazis ?

Patricia De Pas : Vous évoquez dans votre livre les efforts déployés par les nazis pour dissimuler au monde leur extermination des Juifs. Pourquoi ont-ils essayé de masquer les preuves de leur génocide ?

Maxime Decout : C’est une question assez complexe. Les nazis ont effectivement tout fait pour ne pas ébruiter l’affaire. Cela a été documenté. Raul Hilberg dans La destruction des Juifs d’Europe (Fayard, 1988) parle d’un « camouflage des faits » adossé à un « camouflage verbal ». Les nazis essaient de faire en sorte que personne ne soit vraiment au courant des tenants et des aboutissants « en entier » des événements en cours. Les documents de l’administration nazie n’emploient pas les mots « extermination », « massacre », « assassinat », « chambre à gaz » qui sont remplacés par des euphémismes sous forme de périphrases avec des termes comme « solution finale », « traitement spécial », « actions spéciales », « installations spéciales ».

P. D. P. : Alors… à votre avis pourquoi ?

M. D. : Les nazis essaient de dissimuler l’extermination (on évoque le fait que les Juifs sont transportés, déplacés mais pas exterminés…), peut-être parce qu’ils anticipaient des résistances de la population, comme celles suscitées par l’extermination des malades mentaux – qui avait beaucoup choqué… Les nazis ont conscience que moralement les gens peuvent réagir, surtout en Allemagne et en France – leurs violences en Pologne sont moins dissimulées. Les injonctions au secret ont été clairement formulées, comme celles d’Himmler à la conférence de Posen les 4 et 6 octobre 1943 devant les hauts dignitaires nazis à propos de la « solution finale » : « Vous êtes désormais au courant et vous le garderez pour vous. On pourra peut-être dans un temps reculé réfléchir un jour s’il faut en dire plus à ce sujet au peuple allemand. Je crois que c’est mieux que nous – nous tous – ayons pris la responsabilité (la responsabilité d’un acte et non d’une idée) et que nous emportions ensuite le secret avec nous dans la tombe. » Un acte et non plus une idée : tuer tous les Juifs.

P. D. P. : Vouloir comprendre la Shoah est-il éthiquement soutenable ?

M. D. : On touche là une question qui a fait débat, qui a divisé les uns et les autres. Certains considèrent que la Shoah relève de l’incompréhensible. Claude Lanzmann en particulier évoquait une obscénité du projet de comprendre, Maurice Blanchot pour qui c’était l’impensable même. D’autres comme Primo Levi, Imre Kertész pensaient qu’il fallait tenter de comprendre. Même si comprendre la haine nazie n’est pas possible, il s’agit d’essayer de la connaître. Comprendre impliquerait une forme d’identification au bourreau que Primo Levi juge suspecte. Le projet de comprendre a des limites mais c’est un moteur important dans le désir au moins d’avoir une connaissance des événements qui me semble fondamentale dans la société actuelle. Il me semble que sans aller jusqu’à penser qu’on peut penser dans les moindres détails un phénomène aussi complexe et aussi monstrueux, au moins savoir, connaître les faits me semble essentiel. À ce titre la littérature a un rôle à jouer.

P. D. P. : Dans L’Univers concentrationnaire (Renaudot, 1946), David Rousset, déporté politique, aspire à une « science la plus complète des décombres », tout en expliquant que l’expérience des camps est « impossible à transmettre ». Cette brèche entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas signifie-t-elle que le savoir, au lieu de réunir les êtres humains, les divise ?

M. D. : le texte de Rousset est l’un des premiers textes littéraires écrits sur la déportation politique. Il a cette particularité d’être à la fois le récit d’une expérience personnelle et un essai. C’est une forme mixte où le récit de son expérience cède la place à une tentative de penser et d’analyser le système concentrationnaire. Il est clair que le projet des premiers déportés, lorsqu’ils écrivent, est de faire connaître une réalité et aussi de tenter de la comprendre. C’est peut-être le texte le plus extrême, le témoignage le plus analytique à mon sens. À la toute fin du texte, il nous dit qu’il est encore trop tôt pour tirer le bilan de cette expérience. Dans l’immédiat après-guerre, l’urgence est de faire connaître. Le travail des historiens n’a pas encore pu être fait. L’exigence est la transmission. Les déportés savent mais les autres ne savent pas. Malgré cette confiance dans le savoir à venir, ils pensent que ceux qui n’ont pas été déportés ne pourront jamais savoir ce dont il s’agissait. Primo Levi écrivait aussi que les déportés témoignent sans être vraiment des témoins puisqu’ils ne sont pas allés au bout de l’expérience des camps. Seul pourrait témoigner celui qui n’en est pas revenu…

P. D. P. : Dans Deuil et mélancolie, Freud explique que le deuil d’un être cher devient pathologique quand il se mue en mélancolie, quand l’ombre de l’objet perdu se porte sur le Moi de l’endeuillé au point de l’empêcher de vivre. Vous vous référez à ce concept pour décrire la mélancolie qui hante les survivants de la Shoah – mélancolie du savoir perdu, deuil d’un monde pulvérisé. Comment cet état s’est-il traduit dans la littérature ?

M. D. : Cela dépend des sensibilités personnelles et du vécu. Chez Charlotte Delbo, on a une mélancolie « à la Freud » avec des visions fantômes, des spectres qui apparaissent, comme si le monde des savoirs stables, tel qu’on le connaissait, avait été balayé par la Seconde Guerre mondiale, et que le survivant était hanté par ce monde perdu. Dans Auschwitz et après, Charlotte Delbo parle d’une « connaissance inutile ». C’est une expression forte et choquante finalement, comme s’il y avait là une perte irrémédiable, qu’on n’arrive pas à accepter. Jean Améry dans Par-delà le crime et le châtiment prend le cas de figure de l’intellectuel à Auschwitz. Il montre que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’intellectuel est le moins armé pour affronter l’univers des camps. Il entrait dans un univers où toutes ses valeurs étaient détruites, tout ce qui faisait sens auparavant était détruit. L’intellectuel n’accepte pas cette perte et va s’efforcer de retrouver du sens, donc réanimer des fantômes, des spectres du savoir et selon Jean Améry dans Par-delà le crime et le châtimentcela devient un handicap dans sa lutte pour la survie : il s’épuise à faire ça. L’écrivain hongrois Imre Kertész, dont le témoignage est plus tardif, a écrit une fiction des plus équivoques, Être sans destin. En raison de ses origines juives, il fut déporté en 1944, à l’âge de quatorze ans. À la libération du camp de Buchenwald en 1945, Kertész a rejoint Budapest. Il a commencé à écrire dans les années soixante mais son témoignage n’a été publié qu’en 1975. Dans Être sans destin, il dépeint le déporté juif sous les traits d’un naïf qui arrive dans le camp sans arrière-pensée. Le narrateur analyse tout ce qu’il voit, mais au premier degré. L’ensemble interpelle le lecteur sur l’impuissance à comprendre et génère un malaise indicible…

Ce qu’on observe dans ces textes littéraires, c’est une tentative de constituer un savoir ou d’en montrer la crise. En effet, le savoir est défait par un événement qui dépasse les possibilités de l’intellection et de la représentation. Le constat est à la fois celui d’une impossibilité de savoir et de l’impossibilité de l’accepter. On aboutit à une forme proche de ce que Freud appelle « deuil mélancolique », c’est-à-dire un deuil empêché qui conduit le sujet à la dépression. La Shoah détruit les possibilités de savoir et de comprendre. C’est l’idée d’un monde perdu, le sentiment d’être resté avec les morts…

P. D. P. : Pourquoi avoir consacré le dernier chapitre de votre livre au « tourisme mémoriel » ?

M. D. : Aujourd’hui, les lieux de mémoire prolifèrent. Comme on peut le voir à Auschwitz par exemple, la mémoire de la Shoah fait désormais l’objet d’un tourisme de masse qui conduit à des dérives, comme dans l’exposition Dimensions in testimony du Museum of Jewish Heritage de New York, où des hologrammes sont utilisés pour représenter les survivants. On a enregistré leurs réponses à l’avance en prévision des questions posées par le visiteur et les réponses sont recombinées par un algorithme, si bien que le visiteur a l’impression de discuter avec les déportés. D’ailleurs, le musée annonce que l’on peut venir discuter avec un témoin… Le United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) de Washington propose de son côté de visiter son exposition permanente à la manière d’un jeu de rôle : on remet au visiteur un document d’identité sur une personne qui a connu la Shoah afin qu’il en suive le parcours tout au long de l’exposition. Il est ainsi invité à s’identifier à elle. À mon sens, il y a là des symptômes révélateurs quant aux mutations de notre société, à l’usure des anciens modes de transmission. Ces muséographies sont destinées à un public en quête d’émotion, de participation et d’immersion. Le touriste apprend-il quelque chose ? Cela reste à vérifier. Mon avis est qu’on ne peut pas condamner complètement ces procédés. Les musées savent bien que les muséographies de type « immersif » posent un problème éthique. Il faut trouver un juste équilibre entre l’exigence d’information et le respect pour les morts.

Patricia De Pas

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