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De « l’identité féminine »

Article publié dans le n°1198 (16 juil. 2018) de Quinzaines

Les récents débats sur le « genre » ont problématisé la notion d’« identité », en mettant en question une hypothétique essence des êtres selon leur « nature » sexuée. Le livre de Nathalie Heinich, qui vient d’être réédité, parut d’abord en 1996, soit avant le développement de ces interrogations. Il en fait ostensiblement l’économie en analysant les « états » de la condition féminine, c’est-à-dire la place et le sort assignés aux femmes par la société, tels qu’ils sont reflétés par la fiction occidentale.
Nathalie Heinich
États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale
Les récents débats sur le « genre » ont problématisé la notion d’« identité », en mettant en question une hypothétique essence des êtres selon leur « nature » sexuée. Le livre de Nathalie Heinich, qui vient d’être réédité, parut d’abord en 1996, soit avant le développement de ces interrogations. Il en fait ostensiblement l’économie en analysant les « états » de la condition féminine, c’est-à-dire la place et le sort assignés aux femmes par la société, tels qu’ils sont reflétés par la fiction occidentale.

Nathalie Heinich est une sociologue dont les recherches sont orientées par les travaux de Pierre Bourdieu (Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007) et portent principalement sur la question de l’art, notamment contemporain (Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain, L’Échoppe, 2000). À l’instar de Bourdieu, elle ne pose pas la question du critère esthétique et de sa nature, mais de sa place et de sa reconnaissance – liées à la question du pouvoir – dans la société. De même, dans États de femme, le corpus très vaste (environ 250 œuvres de fiction) sur lequel elle travaille n’est pas interrogé sous l’angle de la création littéraire, mais en tant qu’il est susceptible de révéler des situations propres au statut social et idéologique des femmes.

Comme l’indiquent les titre et sous-titre du livre, ce statut associe l’« identité » et l’« état », soit la conscience de soi – y compris dans le regard des autres – et la place occupée dans le corps social. L’organisation du livre est déterminée par ce postulat, qui permet d’énumérer, en chapitres successifs, « Les états de fille » (lorsqu’elle n’a pas encore un statut), « La place de la première » (l’épouse, qui peut être « consentante », « renonçante », « émancipée », etc.), « Le complexe de la seconde » (la « seconde épouse », ou les « concubines ou maîtresses »), avant de faire finalement apparaître « Le point de vue de la tierce » (« gouvernante », « vieille fille », « veuve »). Cette taxinomie assez statique des rôles sociaux de l’« identité féminine » est relativisée et nuancée dans les derniers chapitres qui éclairent la mise en « crise » de ces « états ». Évoquant par exemple le cas de la « polygamie » ou le passage de « la fille perdue à la femme libre », le livre impose finalement l’image de la « femme non liée », entre « divorce et délivrance », « liberté et errance », avant de poser les « structures élémentaires de l’identité féminine ».

Par ses présupposés et sa démarche, le livre interroge autant qu’il passionne par l’intelligence et la vivacité de l’écriture. Nathalie Heinich présente la situation des femmes dans la société comme un véritable théâtre, où les rôles sont distribués dans une intrigue générale qui échappe à la maîtrise individuelle. Ces « états » (définis selon l’auteure par « l’imaginaire des rôles et la symbolique des places ») font en effet des femmes des personnages dramatiques dont les possibilités d’action ou les marges de liberté dans le jeu collectif sont limitées par leur condition. Ainsi Nathalie Heinich peut-elle montrer par exemple comment Corinne de Mme de Staël est « le roman par excellence de la vierge héroïque : version idéalisée de la femme savante ou du bas-bleu ». Quant à Raison et sentiment de Jane Austin, texte fondateur de la « romance », c’est « un roman de la victoire, et sur l’injustice maternelle, et sur l’injustice matrimoniale ». La sagacité psychologique s’allie tout autant à la juste lecture des œuvres pour affirmer que « ce que […] ne possède pas l’épouse, et qui fait la force de la maîtresse, c’est la certitude d’être aimée pour elle-même et non par l’inertie de liens trop difficiles à dénouer ».

Toutes ces analyses sont sous-tendues par un même postulat de départ, que chaque développement vient en retour confirmer : l’« identité » féminine est constamment l’objet d’une quête, qui ne peut trouver de réponse que dans un statut social. La question revient constamment, comme un leitmotiv, par exemple à propos du « viol des vierges » : « L’insupportable, c’est […] cette violence identitaire qu’est l’imposition brutale d’un contact avec le sexe en dehors de tout état sexué. » Symétriquement, affirme l’auteure, « la maternité est une identité, propre à séparer radicalement les mères de toutes celles qui ne le sont pas ». De même, la situation conjugale renvoie « à la dépendance familiale et à la plénitude d’une place qui se paie d’un déficit identitaire ». On touche ici à un impensé de ce travail, un point d’idéologie qui s’exprime sans détour et sans le prétexte de la fiction, vers le milieu de l’ouvrage : « Une spécificité de l’expérience féminine [est que] l’enjeu premier n’y est pas tant la satisfaction sexuelle que l’accomplissement identitaire, l’accès à un soi propre, autonome et reconnu comme tel. » On peut se demander si le rabattement de la réflexion sur cette seule question ne participe pas d’une logique propre à l’enquête sociologique – en termes de distribution des rôles – plus qu’à la nature de son objet, infiniment plus complexe, surtout dans la littérature, où la « condition » du personnage n’est qu’en partie dépendante des facteurs ici constamment allégués que sont la situation sociale ou maritale, la situation économique et l’accès à la sexualité.

Cependant, chemin faisant, le livre propose nombre d’analyses éclairantes. Il rejoint à juste titre les thèses de René Girard sur le désir mimétique et il questionne, comme l’on pouvait s’y attendre et après bien d’autres, la thèse androcentriste du « complexe d’Œdipe », qui introduit une curieuse dissymétrie dans la formation du garçon et de la jeune fille ; ne s’appliquant qu’au premier sans trouver formellement son équivalent pour la seconde, il fait « de la question féminine une simple projection de l’expérience masculine ». Un autre développement touche très justement à la question du nom chez les femmes écrivains : « L’indépendance par l’écriture […] exige l’adoption d’un pseudonyme littéraire », à l’opposé de la situation des auteurs masculins : « L’absence ou, ce qui revient au même, la pluralité des noms communs de la femme écrivain fait écho à la pluralité, pour toute femme, du nom propre, emprunté au père puis au(x) mari(s) – donc à l’absence d’un nom qui soit vraiment propre, marque d’une identité autonome, non référée à autrui : absence que manifeste l’usage du pseudonyme littéraire tout en la corrigeant. »

On retient aussi une autre analyse, d’autant plus précieuse qu’elle porte sur une véritable énigme littéraire : le « nous » qui apparaît au début de Madame Bovary de Flaubert, instaurant un système d’énonciation qui n’aura pas de suite dans le roman. Nathalie Heinich y voit la projection inconsciente de l’auteur en tant que protagoniste d’une joute amoureuse – avec les amants de l’héroïne : « Comment mieux suggérer que ces histoires d’adultère féminin sont d’abord des fantasmes de rivalité masculine, mettant en scène le triomphe de l’amant sur le mari ? » Séduisante hypothèse au confluent de la sociologie, de la psychanalyse et d’une étude de l’énonciation.

Le commentaire le plus intéressant du livre est sans doute celui de Rebecca de Daphné du Maurier (rendu célèbre par le film de Hitchcock), qui occupe pas moins de 35 pages et apparaît même comme la matrice – intellectuelle et aussi affective ? – de ce travail. L’histoire de Rebecca, qui découvrira qu’elle prend la place d’une première épouse décédée (dont on apprendra à la fin qu’elle a maquillé son suicide en meurtre par son époux), est illustrative du « complexe de la seconde » : « La réalité décrite par le roman, c’est le cauchemar : derrière la jeune épouse, il y a l’autre. » Toute l’intrigue tourne autour du mystère de cette altérité, jusqu’à vampiriser la nouvelle épouse par le mimétisme du vêtement : « La seconde, flottant dans ses vêtements comme dans sa propre identité, et voyant son incapacité à être qui elle est, s’est mise à flotter d’une identité, d’un vêtement à l’autre. » S’ensuit une véritable fascination amoureuse, qui va prendre l’« aspect cauchemardesque de la dépossession de soi, la plongée dans l’horreur ». La révélation du secret – la présence du corps de Rebecca dans le bateau coulé au fond de l’eau et le choix de sa mort – dévoile aussi la fonction symbolique du personnage éponyme : « Le personnage de Rebecca, si central dans le roman qu’il lui donne son titre, incarne non seulement la figure imaginaire de la première épouse, mais aussi la place symbolique de la mère. »

On peut cependant regretter que, comme le reconnaît parfois l’auteure, la dimension proprement littéraire et esthétique des œuvres convoquées n’oriente pas la réflexion. Les dernières pages affirment certes tardivement que le roman « n’est pas seulement un document, qui informe – au sens de “renseigner” – sur la structuration de l’imaginaire, mais aussi un outil, qui informe – au sens de “donner forme” à cet imaginaire », et c’est bien tout au long de l’ouvrage le premier sens qui est mobilisé. Or la finalité esthétique fait échapper le texte à la logique de la reproduction pour lui permettre de structurer l’expérience. Le personnage littéraire présente presque toujours un « bougé » qui interdit de le réduire à un « état » et qui conduit naturellement l’analyste à aller au-delà du résumé d’une intrigue. Parce qu’il est une « épopée bourgeoise », selon la formule de Lukács, le roman fait échapper le personnage au type, le dote d’une intériorité évolutive, d’une profondeur gagnée dans les expériences qu’il traverse.

Le travail de l’énonciation y est pour quelque chose. Mais il est l’impensé de ces analyses, alors que les auteures s’y prêtaient particulièrement. Marguerite Duras et Nathalie Sarraute (pour citer les plus connues) sont ici soit réduites à l’intrigue d’une œuvre, soit oubliées, alors que l’identité de leurs personnages – notamment féminins – tient précisément à leurs prises de parole. Que deviennent les « états » de femme dans la « sous-conversation » pratiquée par Nathalie Sarraute ? D’ailleurs, si l’enquête avait inclus des textes non exclusivement narratifs, comme le théâtre et la poésie par exemple, cette dynamique des personnages, hors du « rôle » auquel les confine leur situation, aurait été manifeste. Le grand théâtre problématise l’identité à partir de la fonction dramatique, au lieu de l’y réduire, et la poésie fait souvent émerger une conscience profonde irréductible à un classement générique.

La littérature précisément, plus que toute autre forme d’expression, est susceptible de questionner la notion d’« identité », d’en montrer le caractère polymorphe, la nature infiniment mobile derrière les apparences sociales. L’« identité féminine » – si l’on tient à cette expression fixiste ou essentialiste – s’y rejoue à travers des procédures d’écriture qui en explorent les possibles, à la façon des « ego expérimentaux » dont a parlé Milan Kundera. Au XVIIe siècle, les Lettres d’une religieuse portugaise, qui ont mystifié les lecteurs jusqu’au XXe siècle, avant que l’auteur véritable n’en soit identifié comme étant Gabriel de Guilleragues, en sont une illustration probante : quelle réfraction-construction de l’« identité féminine » s’opère par cette voix supposée féminine mais construite par une écriture masculine ? L’interrogation se place au cœur de ce que Marthe Robert appelait la « vérité littéraire ».

Daniel Bergez

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