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Dans le laboratoire de la Recherche

Article publié dans le n°1246 (12 juil. 2022) de Quinzaines

On savait depuis longtemps que le Contre Sainte-Beuve de Proust occupait une place stratégique dans la conception du grand œuvre qu’est À la recherche du temps perdu. Non publié du vivant de l’auteur, il ne fut connu des lecteurs que par une édition très partielle en 1954. L’éditeur, on le savait, avait sélectionné les textes de Proust dans un ensemble très vaste, un peu chaotique, constituant un véritable brouillon de la future Recherche.
On savait depuis longtemps que le Contre Sainte-Beuve de Proust occupait une place stratégique dans la conception du grand œuvre qu’est À la recherche du temps perdu. Non publié du vivant de l’auteur, il ne fut connu des lecteurs que par une édition très partielle en 1954. L’éditeur, on le savait, avait sélectionné les textes de Proust dans un ensemble très vaste, un peu chaotique, constituant un véritable brouillon de la future Recherche.

Dans la récente édition des Essais de Proust, la Bibliothèque de la Pléiade groupe sous ce titre volontairement large l’ensemble des textes qui, en dehors de la Recherche, oscillent dans une incertitude générique, caractéristique de l’auteur, entre narration et réflexion, et qui sont autant de miroirs de ses ambitions esthétiques comme de ses pratiques d’écriture. Figurent donc dans ce recueil étonnamment foisonnant les fameux et talentueux Pastiches et mélanges, le « Dossier » du Contre Sainte-Beuve, et de nombreux textes destinés à la presse (articles, chroniques, études, analyses et entretiens). On y voit s’y ramifier et s’y affirmer les conceptions esthétiques aussi profondes que raffinées de Proust.

Ses Pastiches sont très justement passés à la postérité, comme le témoignage d’un futur écrivain maître des différents codes de la langue. Traitant de « l’affaire Lemoine » dans le style de Balzac, Flaubert, Henri de Régnier, les Goncourt, Michelet, Émile Faguet, Renan, et même Saint-Simon…, il expérimente à quel point écrire – littérairement – se réalise dans les traces d’un héritage assumé, à partir d’une sensibilité aux mots puisée dans l’expérience de la lecture. Il démontre aussi, en traitant à chaque fois la même « affaire », que chaque écrivain a son propre « univers », forgé dans la langue. On admire d’autant plus le talent exceptionnel du jeune auteur à s’approprier le style de ceux qu’il pastiche. On croirait découvrir effectivement une page du Journal des Goncourt en lisant cette entrée en matière : « Dîné avec Lucien Daudet, qui parle avec un rien de verve blagueuse des diamants fabuleux vus sur les épaules de Madame X…, diamants dits par Lucien dans une fort jolie langue, ma foi, à la notation toujours artiste, à l’épellement savoureux de ses épithètes décelant l’écrivain tout à fait supérieur, être malgré tout une pierre bourgeoise, un peu bébête, qui ne serait pas comparable, par exemple, à l’émeraude ou au rubis. »

Dans les Mélanges, se perçoit déjà l’extrême imbrication entre la réflexion esthétique et la création littéraire chez Proust, dans les textes écrits dans le sillage de Ruskin, pour lui rendre hommage comme pour procéder, avec ses analyses, à la visite de la cathédrale d’Amiens. Son « Porche Occidental » présente une façade « bleue dans le brouillard, éblouissante au matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l’après-midi, rose et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n’importe laquelle de ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel, et que Claude Monet a fixées dans des toiles sublimes ».

Comment ne pas voir préfigurée ici l’assimilation que Proust fera entre la Recherche et une cathédrale (dont les piliers seraient formés par les premier et dernier tomes) ? Et comment ne pas percevoir dans ces subtiles variations lumineuses, placées sous le signe de Claude Monet, la mise en scène, déjà, de l’infinie finesse et mobilité des sensations proustiennes ? 

Le si célèbre Contre Sainte-Beuve est à juste raison présenté dans cette édition comme un ensemble d’ébauches et tentatives, où se dessinent les linéaments de la future Recherche. C’est pourquoi l’éditeur a choisi le titre de « Dossier du Contre Sainte-Beuve », pour tenir compte de l’inachèvement, de l’incertitude, et du caractère polygénérique du livre qu’envisageait Proust. Dans ce considérable ensemble, de près de 500 pages, se mêlent, en plus des réflexions sur Sainte-Beuve à proprement parler, des essais narratifs, des développements romanesques, des textes de critique, précieusement complétés par un choix de lettres éclairant la démarche de Proust. C’est à l’occasion d’une discussion avec sa mère que l’auteur devait développer la critique de la méthode de Sainte-Beuve. Mais chemin faisant sont apparues des figures qui peupleront ensuite la Recherche : Swann, les futures Guermantes, et Charlus entre autres. Au fur et à mesure que ces ébauches de roman se développeront et prendront leur autonomie, l’œuvre romanesque s’imposera, reléguant le Contre Sainte-Beuve à l’état de projet inabouti. À travers ces nombreuses amorces narratives, on perçoit avec étonnement la façon dont travaillait Proust, non pas en retouchant ses textes à la marge, mais en les réécrivant globalement, sur une ou deux longues pages ; les mêmes motifs s’y retrouvent (par exemple l’attente du baiser de la mère, ou la description des nymphéas), mais disposés dans un nouvel agencement verbal. Comme si la continuité et la fluidité du discours romanesque prenaient nécessairement le pas sur la disposition des éléments, ou plutôt comme si celle-ci était totalement asservie au travail de la langue.

Les éléments les plus connus, et fondateurs, de la pensée esthétique de Proust se retrouvent naturellement dans ces pages. Alors que notre époque est obsédée par l’expression du moi dans la littérature, considérée naïvement comme miroir de la personnalité de l’écrivain, Proust demeure toujours aussi révolutionnaire, et paradoxal, n’hésitant pas à affirmer l’autonomie de l’œuvre par rapport à son auteur, et donc l’inutilité de la connaissance de celui-ci pour aborder celle-là. La « méthode » de Sainte-Beuve, selon Proust, méconnaît en effet « ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-même nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Non que Proust se passe de l’auteur, ou, comme le voudront certains théoriciens à l’époque de la « Nouvelle Critique », qu’il proclame « la mort de l’auteur ». Il reprend en réalité le schéma beuvien de l’homme et l’œuvre, mais pour le renverser, voyant dans la création la légitimation de l’existence qui l’a vue naître. Ainsi à propos de Musset : « On sent dans sa vie, dans ses lettres comme dans un minerai gangue où elle est à peine reconnaissable quelques linéaments de son œuvre, qui est la seule raison d’être de sa vie, ses amours qui n’existent que dans la mesure où ils en sont les matériaux, qui tendent vers elle et ne resteront qu’en elle. »

On peut dans ce « Dossier » lire ou relire avec enchantement l’article consacré à Sylvie de Nerval, qui permit la redécouverte de cette œuvre et de son auteur, jusqu’alors considéré comme un romantique mineur. Sylvie, une bluette, comme on se plaisait à le dire ? Une tendre églogue dans un style doucement pastoral ? « Cette histoire que vous appelez naïve, c’est le rêve d’un rêve », affirme Proust, pour qui « la couleur de Sylvie c’est une couleur pourpre, d’un rose pourpre, en velours pourpre ou violacé », car « Gérard a trouvé le moyen de ne faire que peindre et de donner à son tableau les couleurs de son rêve ». Si la réflexion de Proust ne porte pas sur la composition de l’œuvre, et très peu sur sa thématique, pour ne retenir d’elle que l’émotion esthétique qu’elle dégage, c’est que sa réussite se place au plan de la langue, qui crée son unité et fonde la « vision » personnelle qu’elle délivre.

L’article que Proust consacra à Flaubert est la plus parlante illustration de cette perception des œuvres. Sous le titre « À propos du “style” de Flaubert » (paru en 1920), Proust y délaisse les accroches et perspectives habituelles de la critique, pour s’intéresser à l’univers particulier que crée le travail de la langue chez l’auteur de L’Éducation sentimentale. Il n’y est pas question de sujets, de thèmes, de perspectives historiques, de pensée même. La langue y est prise dans sa factualité grammaticale et stylistique, au service d’une « vision » propre à l’écrivain, dont il dit ailleurs que « c’est un génie grammatical ». Proust parle de « ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini », et consacre des développements passionnants à l’usage de l’imparfait et à l’emploi flaubertien du « et » disjonctif, qui « marque une pause dans une mesure rythmique et divise un tableau ». Ailleurs, la réflexion sur le style de Flaubert se développe à propos de Balzac. Alors que chez celui-ci, selon Proust, « il n’y a pas à proprement parler de style », dans celui de Flaubert « toutes les parties de la réalité sont converties en une même substance, aux vastes surfaces, d’un miroitement monotone. […] Toutes les choses s’y peignent mais par reflet sans en altérer la substance homogène. » Dans ce volume, les différentes ébauches romanesques du « Dossier Sainte-Beuve », autant que les essais de critique littéraire, montrent bien comment Proust a cherché à atteindre progressivement, pour son œuvre propre, cette homogénéité garantie par l’unité d’une vision esthétique.

Daniel Bergez

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