A lire aussi

Comment penser le smartphone ?

Article publié dans le n°1207 (16 janv. 2019) de Quinzaines

Comment penser le smartphone ? Pierre-Marc de Biasi, dans un essai habile et clair, propose d’envisager concrètement, philosophiquement et humainement ce que cet objet révolutionnaire peut apporter au monde qui vient.
Pierre-Marc De Biasi
Le Troisième Cerveau. Petite phénoménologie du smartphone
(CNRS)
Comment penser le smartphone ? Pierre-Marc de Biasi, dans un essai habile et clair, propose d’envisager concrètement, philosophiquement et humainement ce que cet objet révolutionnaire peut apporter au monde qui vient.

Le smartphone, apparu en 2007, est devenu en une dizaine d’années un objet d’époque, un enjeu industriel majeur, et dans nos vies une présence fascinante et anxiogène. Pierre-Marc de Biasi, qui déploie ici des réflexions apparues lors d’un colloque de médiologie (l’ouvrage est dédié à Régis Debray), prend le temps de bien saisir, par l’analyse des comportements, le niveau de l’invasion en cours, qui est aussi une sorte de guerre. Avant d’être une phénoménologie, cet essai vif et libre utilise les outils de l’enquête sociologique : l’observation précise des usages. Chiffres bien choisis à l’appui, provenant de diverses campagnes de sondages, l’auteur met sous les yeux du lecteur la force des bataillons en présence : la quantité de smartphones, la quantité de SMS échangés, d’images, de vidéos, le nombre d’individus connectés dans le monde. À intervalles réguliers sont également insérés des portraits-types, issus d’entretiens avec des individus appartenant à des générations et à des milieux différents, qui personnalisent et incarnent les données évoquées, et témoignent – on allait écrire « confessent » tant il y a aussi une forme de culpabilité dans cette soumission technologique – très concrètement de la place impressionnante prise par le smartphone, même chez les méfiants ou les réticents.

La première explication de cette surprésence du smartphone dans nos vies rejoint l’antique effroi socratique devant l’écriture et les constats plus récents de Marshall McLuhan sur l’électricité, la radio et la télévision : nous avons délégué une part de nos compétences cérébrales à des machines, générant une boucle prothétique et narcissique dangereuse. Centre de nos divertissements, parfaitement adapté à notre haine de l’ennui, il vient détourner notre attention longue au profit d’une inquiétude multipolaire microséquencée qui nous relègue au rang des chasseurs-cueilleurs du Néolithique, en alerte permanente, non plus devant des dangers mais devant des notifications, nouvelle nourriture. C’est bien de nous qu’il s’agit, mais nous avons détaché cette part de nous (calcul, mémoire et mesure, notamment, mais aussi analyse et prospective) et cette part est gérée par un tiers, qui n’a absolument aucun scrupule ni aucune retenue.

Nous sommes chaque jour en compagnie d’un objet prothétique et hybride, mixte de l’ancien téléphone cellulaire, de l’ordinateur et de l’internet, qui hypnotise et régule certains de nos comportements, qui génère un plaisir évident et qui simultanément diffuse une atmosphère de catastrophe, de dépendance et d’esclavage. L’intérêt de l’approche de Pierre-Marc de Biasi est en effet de ne pas séparer le bénéfice que nous tirons du smartphone (allègement de certaines charges mentales et physiques, organisation, communication, divertissement, accès aux données d’information et de culture) des maléfices bien connus aujourd’hui : nous avons laissé entrer dans ce troisième cerveau (le second étant l’appareil digestif, dont on a découvert assez récemment le fonctionnement neuronal) des entités commerciales suractives, des logiciels espions, des applications de tracking qui nous pistent, des jeux et des réseaux addictifs, et cet autre nous-même projeté dans l’objet devient une zone d’expérimentation majeure du commerce, du renseignement et des réseaux d’influence. Aucune paranoïa dans ce constat, c’est un état des lieux d’une relation gagnant-gagnant avec l’utilisateur, ou plutôt perdant-gagnant.

Cette ambivalence devient justement ici le pivot du raisonnement : Pierre-Marc de Biasi souligne que cet état moral problématique de l’objet n’est pas sans lien avec l’idée du pharmakon, c’est-à-dire en grec à la fois remède et poison. Il y ajoute un troisième sens oublié de ce terme : le bouc émissaire, par lequel on délègue cette fois non pas certaines compétences cérébrales mais l’idée même de responsabilité. Dans cette perspective, le smartphone serait la source de tous nos maux, du mal-être contemporain, un symptôme-médiation de nos attractions et de nos faiblesses.

C’est évidemment plus compliqué et déclenche chez l’auteur un changement de ton qui vient justifier le sous-titre du Troisième Cerveau

« Cette chorégraphie exaltée de l’hyperconnexion peut avoir la grâce du papillon butinant une à une les fleurs sur lesquelles il se pose au hasard de sa course. Mais elle fait surtout penser à ce que la Phénoménologie de l’Esprit nous dit de la belle âme malheureuseprise au piège de sa propre quête éperdue de liberté […].

« Comme l’adolescent, habité par une idée encore abstraite de la vie, se refuse à admettre que la seule manière substantielle d’être libre serait de renoncer à la totalité des possibles pour s’affirmer et prendre consistance dans un choix, l’âme malheureuse, sans avoir eu le temps de vivre, garde sa liberté intacte mais finit par se dissiper comme si elle n’était elle-même que son propre rêve : morte prématurément de n’avoir pas compris qu’il lui aurait fallu opter pour un destin qui fût le sien. Au lieu de persister à vouloir l’illimité du faux infini, c’était seulement dans les limites finies de ce choix personnel qu’il lui serait devenu possible de se ressaisir comme l’expression d’une liberté véritablement infinie. »

Renvoyer (joliment) à la phénoménologie hégélienne et faire transition vers les conclusions sartriennes permet à l’auteur de placer le débat dans une perspective autre que celle du procès et d’enclencher un processus de prise en charge de ce qui nous lie humainement et philosophiquement au smartphone ; enfin, de cerner le potentiel d’action inverse qu’il contient. Et cela passe par la connaissance des réelles capacités de l’objet.

Avec une belle dose d’humour et d’ironie, présente dans l’ensemble de l’essai, Pierre-Marc de Biasi rappelle la puissance relative de l’intelligence artificielle, ses prétentions délirantes à l’assistanat (avec mention du beau lapsus de l’entreprise Apple qui nomma d’abord l’actuel SIRI du nom de l’IA meurtrière de 2001 : l’Odyssée de l’espace, HAL), et semble suggérer qu’il est encore temps : la bête est faible. Sont observées d’autres tentations actives dans l’évolution des services du smartphone : le ciblage constant du moi et de l’individu chez les fabricants de logiciels et d’applications, la territorialisation logicielle de l’âme profonde de l’utilisateur, la gestion des émotions et des affects, l’extension domestique des pouvoirs du smartphone, l’idée des superpouvoirs donnés à l’utilisateur (gestion multipolaire à distance), l’emprise sur la vie privée, la séduction, les rencontres, la sexualité, le débordement des mémoires déléguées sur l’outre-monde et la parole des morts.

De philosophique qu’il était, le point de vue se recentre en réalité progressivement sur le sociologique, l’ergonomique, le psychologique et l’anthropologique, en prenant acte de la présence inévitable de l’objet ambigu. En dehors du scénario apocalyptique et salvateur d’un Ravage du XXIe siècle et d’un réel retour à un monde sans smartphone, on avance ici sur le terrain spéculatif qui bascule l’exploitation du moi par la machine vers l’action du moi sur la machine, et presque vers le manifeste : « Les jeux sont faits. C’est de cela que l’on parle depuis le début. Votre smartphone, c’est l’enfant numérique que vous portez : c’est vous. »

Responsabilité écrasante supplémentaire ? Peut-être. Mais surtout invitation à la connaissance, à la lucidité, à l’action. Cet essai vous invite à ouvrir les yeux au cœur d’une séance d’hypnose. Ce n’est ni vraiment attendu ni sans violence mais le changement de point de vue, dans la révolution sociologique qu’il implique, vaut coup d’œil sur la liberté.

Luc Vigier

Vous aimerez aussi