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 Ce dictionnaire est constitué d’une centaine d’entrées, rédigées par dix-huit contributeurs. Son objet ? L’esthétique musicale, au sens le plus large, c’est-à-dire l’étude théorique de la musique.
Eléments d'esthétique musicale. Notions, formes et styles en musique
 Ce dictionnaire est constitué d’une centaine d’entrées, rédigées par dix-huit contributeurs. Son objet ? L’esthétique musicale, au sens le plus large, c’est-à-dire l’étude théorique de la musique.

Rendues un peu arides par l’absence d’exemples musicaux, les entrées sont tour à tour consacrées à certains éléments du langage musical, à des genres, des formes, des périodes, des mouvements, etc. Les auteurs n’ont pas privilégié une approche principalement philosophique de leur discipline. Par exemple, il n’y a pas d’entrée « ontologie » ; la question de savoir ce qu’est une œuvre musicale donne pourtant lieu à beaucoup de littérature, surtout anglo-américaine. Les auteurs ont préféré une démarche historique, et le livre pourrait s’intituler « Éléments d’histoire de l’esthétique musicale ».

L’objectif déclaré des rédacteurs est de « mettre en évidence ce qui relie la musique au monde extra-musical », il suppose de « rompre avec le formalisme ». Plutôt que de chercher à tout survoler (ce serait difficile ; signalons quand même la belle entrée « Interprétation »), envisageons comment se traduit cette orientation dans le dictionnaire.

Qu’est-ce que le formalisme en musique ? Il peut se définir comme la conception selon laquelle la musique « absolue » (ou musique instrumentale « pure ») n’a aucun contenu « représentationnel » ou sémantique (quand un texte entre en jeu, le problème est forcément différent). En ce sens, les auteurs ne se démarquent pas du formalisme : à de nombreuses reprises, ils rappellent que la musique, à l’inverse du langage verbal et des images, n’a pas de pouvoir de représentation. C’est une façon de voir relativement récente dans l’histoire. Comme le note Peter Kivy (1), de Platon jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, « représentation » était le mot de passe : toute musique était ramenée à une prétendue fonction de représentation ou d’imitation de la parole humaine.

Du point de vue du formalisme, l’entrée « Musique pure et musique absolue » oppose classiquement Schopenhauer et Hanslick. Pour le premier, la musique est unique en ce qu’elle est une « copie directe » de la « Volonté » (le nom qu’il donne à l’essence du monde). Elle exprime donc des émotions. C’est ce que récuse Hanslick, qui reconnaît bien que la musique provoque des émotions, mais selon lui cela n’a aucun rapport avec la nature propre de cet art ou le but qu’il peut se proposer. La philosophe américaine Susanne K. Langer n’est pas citée dans le livre, qui fait peu appel aux auteurs contemporains de langue anglaise – à l’exception de Nelson Goodman. Susanne Langer voulut réconcilier Schopenhauer et Hanslick. Pour elle, la musique n’est pas un symbole ou une représentation de telle ou telle émotion mais manifeste une ressemblance formelle (un « isomorphisme ») avec la vie émotive en général (2). Quant à la position de Goodman, elle est expliquée à l’entrée « Expression » : une musique possède littéralement certaines propriétés (timbre, tempo, etc.) et métaphoriquement d’autres propriétés (la tristesse, par exemple) ; « la possession est réelle, qu’elle soit littérale ou métaphorique ». Cette vue, mieux que le formalisme radical de Hanslick, s’accorde avec ce que la plupart des auditeurs ressentent : la musique possède des propriétés expressives, bien plus que d’éventuelles qualités représentationnelles (3).

Le parti adopté dans l’ouvrage pourrait donc être celui que Peter Kivy appelle – avec d’autres – un « formalisme élargi » (enhanced formalism), c’est-à-dire un formalisme qui n’ignore pas le contenu émotionnel de la musique. Mais Christian Accaoui modère encore l’aspect formaliste, par exemple en tentant dans l’entrée « Langage et musique » des rapprochements entre la musique et le langage verbal, et en historicisant la question : « Dans le cours de l’Histoire, la musique s’est rapprochée ou éloignée de tel ou tel fonctionnement du signe qui l’apparente plus ou moins à tel ou tel langage. »

Qu’en penser ? La musique est un langage, mais un langage dépourvu de sa composante sémantique. Que reste-t-il d’un tel langage ? Sa composante grammaticale. Il est difficile de ne pas reconnaître à la musique une sorte de syntaxe, qui lui confère sa direction et sa « logique » particulière. La musique comprend des phrases, mais des phrases dénuées de signification. Un compositeur peut certes attacher à tel passage d’une de ses œuvres une signification privée, à la façon d’un code qu’il peut d’ailleurs partager avec quelques-uns, il peut avoir suivi un programme qu’il ne dévoile pas, mais cela n’a rien à voir avec la signification à proprement parler, qui est une affaire publique.

Pour ce qui est de la représentation, on peut, à l’instar de Peter Kivy (4), en distinguer deux sortes : la représentation « picturale » (qui en musique ne peut être qu’une représentation de sons : imitation de chants d’oiseaux, citation d’une autre œuvre musicale, etc.) et la représentation « structurelle », où un élément structurel dans la musique correspond, par analogie, à un élément structurel dans le texte qui lui est associé (Bach figurant, par exemple, l’Ascension du Christ par un motif ascendant). Dans tous les cas ou presque, il semble que la représentation ne puisse être saisie sans l’aide, sans la présence – explicite ou implicite – d’un texte déterminé, ou au moins d’un mot (un titre souvent), d’une idée. « Ironie » est, à ce sujet, une entrée très intéressante, où la rédactrice (Anne Roubet) tend à admettre l’existence d’une ironie purement musicale. L’œuvre fondatrice en serait la Faust-Symphonie de Liszt (où apparaît le terme ironico), mais le support littéraire est ici évident et les déformations thématiques liées à l’« esprit qui toujours nie » (comme celles de l’« Idée fixe » dans la Symphonie fantastique de Berlioz) sont des exemples de la représentation structurelle chère à Peter Kivy. On ne voit pas comment l’ironie, quelque définition qu’on en retienne, pourrait s’exercer en musique de manière indépendante. L’originalité est alors que la musique devient elle-même l’objet de sa propre représentation ; de cette réflexivité (qui fait en quelque sorte se confondre les deux types de représentation) naît une musique qui joue avec son propre langage, créant un effet de distanciation ou de parodie.

Les auteurs du dictionnaire ont raison : il ne serait pas souhaitable d’extraire la musique de son environnement, de lui prêter une dignité plus ou moins grande suivant la fonction sociale à laquelle elle se rattache, etc. De ce point de vue, il n’y a pas une musique plus « pure » qu’une autre (5). Mais il serait dommage que le désir de « donner du sens » à la musique nous conduise à la priver de sa singularité, en lui attribuant, pour prendre un seul exemple, la faculté d’ironiser. Dire même que la musique est l’art de l’ineffable, c’est encore la renvoyer aux discours et aux mots. Proust parlait, en matière musicale, d’idées « d’un autre monde, d’un autre ordre ». Dans l’entrée « Philosophie et musique », l’auteur évoque une « privation » (l’exclusion d’un système de représentation) qui « isole la musique, plus que tout autre art, de l’expérience commune, quotidienne, langagière du monde ». La non-représentation est certes ce qui fait le caractère unique de la musique, mais ce qui en résulte est, plutôt qu’un « isolement », une libération.

  1. Peter Kivy, Introduction to a philosophy of music, Oxford, 2002, p. 51. Le présent article doit beaucoup à ce livre.
  2. Susanne K. Langer, Philosophy in a new key, Harvard, 1942, chap. 8 : « On significance in music ».
  3. Sur cette question, voir Sandrine Darsel, De la musique aux émotions, Presses universitaires de Rennes, 2010.
  4. Peter Kivy, op. cit., pp. 183 et suivantes.
  5. Cf. Jean Molino, Le Singe musicien, Actes Sud, 2009, pp. 73-95 : « Fait musical et sémiologie de la musique ».
Thierry Laisney

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