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La Musique n'est pas, elle devient

Article publié dans le n°1062 (01 juin 2012) de Quinzaines

Ce livre réunit plusieurs entretiens accordés par le chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache (1912-1996) et quelques autres textes parmi lesquels la conférence "Sur la phénoménologie musicale" (1985).
Sergiu Celibidache
La musique n'est rien. Textes et entretiens pour une phénoménologie de la musique
Ce livre réunit plusieurs entretiens accordés par le chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache (1912-1996) et quelques autres textes parmi lesquels la conférence "Sur la phénoménologie musicale" (1985).

Celibidache est en effet le tenant de cette discipline peu connue, qui emprunte à la phénoménologie husserlienne tout en s’en démarquant nettement par certains aspects. C’est sans doute la dimension objectivante de la phénoménologie qui l’a poussé vers cette science : pour Celibidache, il n’y a pas d’autre approche possible de la musique que subjective, mais cette subjectivité doit être dépassée. Ainsi l’interprétation n’existe-t-elle tout simplement pas selon lui : « Il n’y a rien à interpréter. Il y a un paysage. » Or un paysage ne s’interprète pas, il se parcourt. Pour Celibidache, l’« interprétation » n’est que « la coquette somme de l’ignorance de celui qui joue et de celui qui écoute ». Celibidache, à propos de qui son confrère Pascal Rophé parlait dans nos colonnes de « dérives égocentrées (1) », est l’adversaire résolu de toute subjectivité triomphante.

L’interprétation donc n’existe pas. Mais peut-on définir la musique elle-même ? Elle n’est pas quelque chose, nous dit l’auteur, mais quelque chose peut devenir musique, et c’est le son. Selon Celibidache, on confond la musique avec une série d’impressions sonores. Il juge que la première partie de sa vie s’est déroulée sous le règne de cette confusion : « je me laissais simplement entraîner par l’ivresse du son (…). Je transmettais des sensations ». C’est aussi l’erreur de certains créateurs d’aujourd’hui : « Que peut transmettre un son qui est devenu fin en soi ? » Personne ne ferait de musique sans y être attiré par la beauté ; mais la musique n’est pas belle, elle est vraie, et le plus grand compliment selon Celibidache qu’on puisse faire à un exécutant, c’est de lui dire : « c’est ainsi, c’est ça ». Le langage au contraire ne peut accéder à la vérité, car il est polyvalent. On imagine facilement qu’une telle conception de la musique exclut que celle-ci puisse représenter ou décrire : « C’est un amusement de gosses. »

Il ne faut pas confondre non plus la musique avec la partition. Comme le disait Mahler, « dans la partition, il y a tout, sauf l’essentiel ! ». Pour Celibidache, c’est une « sténographie insuffisante (…) un mode d’emploi pour un puzzle qui se présente sous un aspect linéaire ». La musique n’a rien à voir avec les notes, elles sont seulement le véhicule à travers lequel elle se concrétise.

La musique n’a d’autre existence que de surgir. Elle surgit rarement : sur 150 concerts donnés dans l’année, dit notre chef d’orchestre, un ou deux seulement peuvent être considérés comme de la musique. Même dans une vie qui lui est consacrée, combien de fois la musique se sera-t-elle manifestée ? C’est souvent loin de la virtuosité et du spectacle que de tels moments de grâce peuvent survenir – un enfant chante ou joue et trouve comme par évidence le phrasé juste. Et si, par exemple, la musique de Bach surgit, elle n’a selon Celibidache rien à faire avec l’époque de Bach : la musique est en dehors du temps.

La musique en effet n’est nulle part, pas même entre les sons, comme le pensait Rudolf Steiner. Elle n’existe qu’en tant qu’elle est devenir. Ainsi, il n’y a pas de répétition en musique : la deuxième audition ne peut s’abstraire de la première. Celibidache cite un extrait du premier mouvement de la Cinquième Symphonie de Beethoven où les quatre mêmes notes (avec le même rythme) sont entendues huit fois de suite. Mais ce « huit fois », c’est la photo de l’image, nous dit-il, ce n’est pas la réalité musicale. La musique devient dans ce que l’auteur appelle la transcendance, et le rôle qu’il se reconnaît est de créer les conditions pour que ses musiciens puissent transcender le son. Les perceptions sonores naissent et disparaissent, ce qui reste, « c’est la relation, qui ne peut être vécue que par transcendance ».

Celibidache conçoit la transcendance du son comme « la coïncidence dans le temps et dans l’esprit du commencement et de la fin ». Pour lui, l’acte musical s’apparente à l’acte de penser. Si je prononce une phrase comme « je suis en train d’écrire un article pour La Quinzaine », la pensée ainsi exprimée est déjà entièrement formée au moment du premier mot. C’est la même chose en musique : ce n’est que la matérialisation de l’acte musical qui se situe dans la succession, dans son essence cet acte est simultané. La musique, phénoménologiquement entendue, est constituée par le rapport entre la « pression verticale » (« la somme de tous les facteurs qui agissent sur nous dans le maintenant ») et la « pression horizontale » (« la somme de tous les facteurs qui agissent aussi dans le maintenant, mais qui n’apparaissent pas dans le maintenant »).

Pour Celibidache, l’esprit humain a cette propriété qu’il ne peut avoir affaire qu’à une unité, et qu’il s’emploie donc à réduire la multiplicité des éléments qui se présentent à lui. Pour ce qui est de la musique, cette réduction (pas au sens de la « mise entre parenthèses » de Husserl, mais de l’intégration dans un tout) est soumise entre autres à la condition essentielle du tempo. Celibidache a une façon très originale d’envisager le tempo, lequel n’a pour lui rien à voir avec le temps physique. Pour celui qui le vit, un morceau n’est ni lent ni rapide. Confondre le tempo et la vitesse, c’est prendre la matière pour l’esprit. Un jour, demandant à Furtwängler à quel tempo il fallait jouer tel passage, Celibidache a obtenu de son aîné une réponse qui a été pour lui une véritable révélation : « cela dépend comment ça sonne ! ». Ce qui veut dire que plus la complexité d’un morceau est grande, plus le tempo est lent : l’exécutant a besoin de plus de temps pour la réduire. Celibidache condamne les enregistrements, qui ne peuvent témoigner de ce processus vivant : ainsi, le micro ne pouvant percevoir la multiplicité, le tempo sur un disque pourra sembler beaucoup trop lent. Il appuie d’autre part sa thèse sur ce qu’ont dit trois musiciens « phénoménologues » du passé. Pour Frescobaldi (compositeur italien du XVIIe siècle), les passages de plus grande expression doivent donner lieu à un tempo plus lent. Bach estime qu’on doit pouvoir déterminer le tempo par la seule lecture de la partition. Selon Haydn, les harmonies d’un presto conclusif doivent être très simples. Ces trois exemples montrent l’interdépendance du tempo et du matériau musical auquel il s’applique.

Celibidache a subi l’influence des spiritualités orientales. Pour lui, toute musique est une méditation, et pour entendre la musique il faut se vider de tout ce que nous transportons avec nous. À cause de « l’état différent des troubles de la perception dus à l’ego, qui planent entre la conscience pure et la réalité nue », nous n’entendons pas tous la même chose. Dans la situation idéale d’une liberté parfaite, la musique aurait le même effet sur chacun de ses auditeurs, son objectivité apparaîtrait en pleine lumière. Celibidache a recours à cet égard au concept husserlien de l’intersubjectivité transcendantale. Mais c’est également l’influence orientale qui lui fait considérer comme erronée la proposition fondamentale que Husserl a héritée de Brentano : « toute conscience est conscience de quelque chose ». Pour Celibidache, je suis conscient avant d’être conscient de quoi que ce soit en particulier.

Parmi les propos de Celibidache, il y a des déclarations péremptoires, des outrances, des injustices, quelques obscurités. Mais, en dépit d’elles ou parfois même à travers elles, nous avons grâce à lui le sentiment d’apprendre.

  1. Pascal Rophé, « Servir le compositeur », QL n° 1 043, p. 15.
Thierry Laisney

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