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Quand le rock devient médium

P J HARVEY
THE HOPE SIX DEMOLITION PROJECT
Vagrant Records, 16,99 €

Celle que l’on plaça dans le sillage de Patti Smith, la créatrice d’un univers en révolution constante, multi-facettes, nous livre avec The Hope Six Demolition Project un neuvième album qui, loi...

Celle que l’on plaça dans le sillage de Patti Smith, la créatrice d’un univers en révolution constante, multi-facettes, nous livre avec The Hope Six Demolition Project un neuvième album qui, loin de creuser les sentiers empruntés jusqu’alors, surprend par un mixte de nouveauté et de motifs musicaux anciens. Après les premiers albums (Dry, Rid of Me, To Bring You My Love), où P J Harvey ébranla le monde du rock par un univers aux sons âpres, à la violence rêche, dans un feu d’artifice abrasif, une furie rock alliant le grunge au gothique, la chanteuse délivra des perles épurées, en apparence plus calmes, post-punks, comme l’album White Chalk, en 2007, où elle chante accompagnée d’un piano spectral, ou encore le magistral Let England Shake, sorti en 2011. La portée politique de cet avant-dernier album – la dénonciation de la politique de l’Angleterre – se prolonge et s’élargit au niveau mondial dans The Hope Six Demolition Project, album-concept inséré dans un projet multimédia plus vaste. P J Harvey nous y livre une chronique du monde actuel en ses crises, en ses lieux de souffrance – Kaboul, le Kosovo, Washington –, prolongeant sur le plan musical l’aventure poétique de The Hollow of the Hand, accompagné des photos de Seamus Murphy.

Plus qu’un « protest-album », The Hope Six démolition Project offre un laboratoire expérimental sonore, politique, existentiel, qui va au-delà d’un simple road trip social et politique et se traduit, entre autres, par la connexion de la voix de P J Harvey à celles des anonymes à qui elle donne la parole (le titre se réfère au HOPE VI, un projet controversé de rénovation urbaine des zones sensibles aux États-Unis, prévoyant la destruction de quartiers défavorisés). Avec le concours des fidèles acolytes Flood et John Parish, il renoue avec les sonorités brutes, le rock instinctif (mais moins déjanté, moins hors de ses gonds) des premiers albums. Bouillonnement d’électricité sauvage, riffs martiaux en intro à « Ministry of Defence », lignes des cuivres, des claviers, dérives hypnotiques, percussions tribales, construisent un univers sonore où se croisent et s’hybrident l’indie rock, le blues, les negro spirituals, le folk, le jazz. À travers des morceaux où dominent les chœurs, les guitares rugueuses, les envolées de saxos, la musique interroge le chaos du monde contemporain. Si, à la première écoute, l’album semble moins novateur du point de vue de la forme, de l’inventivité musicale, de l’audace, ses compositions parfois assez brutes et ses strates de voix gagnent à être apprivoisées par une multitude d’écoutes qui en révèlent la richesse.

La puissance des guitares rageuses, la rythmique martiale, les percussions belliqueuses, se déchaînent dans « The Ministry of Social Affairs », dans « The Ministry of Defence », striés de riffs sombres, incisifs qui claquent comme des bombes, comme des armes offensives, bâtissant un mur sonore autour d’une mélodie inspirée. Une palette blues creuse « The Ministry of Social Affairs », un saxo hurlant, térébrant, lacère les plages. Chœurs et tambours sous-tendent le très beau « The Orange Monkey », s’enlevant sur une de ces mélodies-comptines dont P J Harvey a le secret. Le cocktail du très efficace « The Wheel » (évoquant le nombre de morts lors de la guerre au Kosovo) réunit le langage du saxophone, la rythmique implacable des guitares acoustiques, les claquements de mains.

Portées par des paroles sombres, les sonorités épaisses et l’énergie brute de la colère sur un monde désenchanté laissent la place au magnifique « River Anacostia », plage hypnotique, antidote aux pulsions de destruction qui ravagent le monde. La chanson s’ouvre sur un bourdonnement choral masculin rappelant le chant des esclaves. Sur un fond percussif agrémenté de claviers, dans une ambiance de negro spiritual, la voix acrobate de P J Harvey s’emporte dans des méandres aux résonances mystico-tribales. Album engagé, porteur d’espoirs, sans jamais verser dans le didactisme, hors de toute sophistication musicale, The Hope Six Demolition Project fait du rock un médium de dénonciation de la misère, de l’oppression, des saccages humains, environnementaux, écologiques, orchestrés par l’oligarchie des puissants.

Véronique Bergen

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