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Article publié dans le n°998 (01 sept. 2009) de Quinzaines

Elia Kazan (1909-2003), Joseph Losey (1909-1984) : ce n’est pas seulement leur année de naissance commune qui vaut de les rapprocher, mais les similitudes de leur itinéraire. Formation universitaire, engagement militant, carrière théâtrale puis cinématographique durant les mêmes périodes, reconnaissance internationale ponctuée de prix dans les festivals majeurs : on parlerait de trajectoires jumelles, s’il n’y avait, en leur mitan, cet événement décisif que constitua le maccarthysme, et leur façon opposée de l’affronter. Chacun des deux mit du temps à s’en remettre – s’ils s’en remirent jamais.
Michel Ciment
Kazan/Losey : Entretiens
(Stock)
Elia Kazan (1909-2003), Joseph Losey (1909-1984) : ce n’est pas seulement leur année de naissance commune qui vaut de les rapprocher, mais les similitudes de leur itinéraire. Formation universitaire, engagement militant, carrière théâtrale puis cinématographique durant les mêmes périodes, reconnaissance internationale ponctuée de prix dans les festivals majeurs : on parlerait de trajectoires jumelles, s’il n’y avait, en leur mitan, cet événement décisif que constitua le maccarthysme, et leur façon opposée de l’affronter. Chacun des deux mit du temps à s’en remettre – s’ils s’en remirent jamais.

Kazan par Kazan a été publié en 1973, Le Livre de Losey en 1979. L’un et l’autre ouvrage, augmentés, ayant été réédités en poche en 1985 et 1986, il ne s’agit donc pas d’une découverte. Mais les éditions Princeps étant introuvables et la collection « Ramsay Poche » ayant suspendu son activité de longues années durant, il était malaisé, sauf hasard heureux, de dénicher ces livres fondamentaux. Et « fondamentaux » n’est pas un terme exagéré : les livres sur les deux cinéastes ne manquent pas (quoique pas si nombreux en français), mais aucune exégèse ou biographie n’a atteint le degré d’intérêt des entretiens accordés à Michel Ciment par Elia Kazan, en 1971, et Joseph Losey entre 1976 et 1979. Comme écrit ce dernier dans son avant-propos de la première édition, « ce livre remplacera de nombreux autres qui ne m’ont pas satisfait et qui étaient souvent mal informés » – affirmation qui aurait pu être signée par l’auteur de Sur les quais. Il est en définitive très aisé de conduire un entretien : il suffit de connaître parfaitement son sujet et de poser de bonnes questions, sans que l’admiration que l’on peut éprouver pour son interlocuteur vous ligote. C’est ce que fait Ciment, qui, ayant l’occasion de cueillir la vérité « à la bouche du cheval », ne se prive pas de gratter là où cela peut démanger, en particulier lorsqu’il en arrive avec Kazan à l’épisode délicat de la dénonciation de ses anciens camarades du Parti communiste (p. 105).

Car plus pour Kazan que pour Losey, le maccarthysme demeure un point nodal. Losey, qui a choisi l’exil plutôt que la collaboration avec la commission des activités anti-américaines, a vu sa vie basculer : blacklisté, même en Angleterre où il était réfugié, il exécuta cinq années durant des travaux sous pseudonymes, puis parvint à mener ensuite une carrière cosmopolite qui le conduisit jusqu’aux sommets. Pour Kazan, il y eut, moralement, un avant et un après. C’est après 1952 qu’il signa ses plus grands films (« j’ai parlé avec plus de liberté et d’audace depuis lors »), mais il ne parvint jamais à se débarrasser de cette casserole définitivement brûlante – Maldoror nous l’a appris : toute l’eau de la mer ne suffirait pas à effacer une tache de sang intellectuelle. Ce fut là sa punition, que ses films soient désormais jugés à l’aune de cette faute originelle ; réaction à la fois juste (pas de raisons de pardonner l’impardonnable) et injuste (on ne peut mesurer un film selon ce que l’on sait des préférences politiques, éthiques ou sexuelles de son réalisateur). La Fièvre dans le sang reste une œuvre magnifique, quoiqu’ait fait son auteur dix ans plus tôt. Ciment revient, dans sa nécrologie publiée dans Positif (décembre 2003) et reprise ici (p. 233), sur ce considérable sac d’embrouilles, qu’il tâche de démêler : oui, Kazan avait ses raisons, que l’on peut recevoir, oui, d’autres ont craqué qui ont moins payé que lui, oui, il a servi de bouc émissaire – mais il n’était pas le pâle Edward Dmytryk, ou le transparent Martin Berkeley, champion d’Hollywood de la dénonciation, il était Elia Kazan, un de ceux qui, en résistant, aurait pu contrebalancer le rôle de la commission, comme, selon Losey (p. 325), Brecht l’avait osé en 1947. C’est en homme responsable qu’il ne l’a pasfait. Peut-être est-ce, comme il l’avoue, parce qu’il « ne voyait pas en Mac Carthy une grave menace »…

Jusqu’à ce moment décisif, leurs voies particulières étaient étrangement similaires. Le fils, venu d’Anatolie à l’âge de quatre ans, d’un commerçant (en tapis) aisé n’avait que peu à voir avec le fils d’une bonne famille installée à La Crosse (Wisconsin) depuis trois générations. Il n’empêche que l’un et l’autre firent des études universitaires choisies, Yale pour Kazan, Harvard pour Losey, et découvrirent en même temps le théâtre, dont ils firent chacun leur activité principale dès 1931 à New York, et le militantisme dans la gauche radicale, Parti pour Elia, compagnonnage pour Joseph. Si le premier travaillait avec le Group Theatre et l’autre pour le Federal Theatre (et Losey paraît ne pas avoir beaucoup apprécié la troupe de Kazan), ils montaient les mêmes œuvres, comme le classique Waiting for  Lefty de Clifford Odets, parangon des pièces engagées des années trente. Aucun ne reconnaît avoir croisé l’autre, ce qui semble curieux vu l’étroitesse de la scène new-yorkaise – pourquoi pas ? En tous cas, c’est presque la même année qu’ils débarquent à Hollywood, où Kazan tourne son primum opus, Le Lys de Brooklyn (1944) et Losey son premier court métrage, A Gun in His Hand (1945). Pas trace là non plus d’un rapprochement entre les deux transfuges de la côte Est, malgré leur proximité militante. On peut au moins imaginer que Kazan assistait à la fameuse assemblée de la Director’s Guild, dont Losey était l’un des organisateurs et que relatent toutes les études sur la liste noire. Mais dans leurs réponses aux questions de Ciment, aucun des cinéastes n’évoque l’autre, sinon de manière furtive (Losey, p. 328). Manifestement, il y a là un point aveugle. Chacun a pourtant ensuite travaillé avec un écrivain très lié à l’autre, Tennessee Williams (Boom pour Losey, après deux films avec Kazan) et Harold Pinter (Le Dernier Nabab pour Kazan, après trois films avec Losey). Mais peut-être, en fin de parcours, se sont-ils enfin rencontrés à Cannes en 1972, lorsque l’avant-dernier film de Kazan, Les Visiteurs, fut présenté devant un jury présidé par Losey ? Beau sujet pour un dialoguiste…

Dix-neuf titres pour l’un, entre Le Lys de Brooklyn et Le Dernier Nabab (1976), trente et un pour l’autre, entre Le Garçon aux cheveux verts (1948) et Steaming (1984). Chacun jugera, selon son goût, du nombre de chefs-d’œuvre certifiés, de leur pérennité ou de leur vieillissement. Côté Kazan, si chaque nouvelle vision d’À l’est d’Éden s’avère pénible, Un tramway nommé Désir se bonifie, malgré (ou à cause de ?) ses boursouflures et Le Fleuve sauvage demeure bouleversant. Côté Losey, au-delà de l’absolu M. Klein, ce ne sont pas ses grands films laurés (Le Messager, Don Giovanni) qui nous restent chers, mais les perles moins célébrées, Les Criminels ou Deux hommes en fuite. Et il faudrait revoir sa période américaine, dont le souvenir est lointain, mais que le soigneux décorticage auquel se livre Ciment (p. 335/375), qui connaît les films aussi bien que leur auteur, nous donne envie de revisiter.

L’avantage de ce pavé, outre de pouvoir se lire aussi bien sur un coin de bureau que sur la plage, où il aura fixé la serviette, est de convenir tant aux connaisseurs des deux cinéastes, qui y glaneront dans les coins les détails qui leur échappaient, qu’aux lecteurs, si l’espèce existe, qui n’ont vu aucun de leurs films : tout y est dit, de leur genèse à leur accueil public (y compris, pour Losey, la liste de ses projets non réalisés, aussi révélatrice que l’œuvre elle-même), et du travail et des angoisses des réalisateurs. On classera cette « édition définitive » sur le rayon des entretiens indispensables, Truffaut/Hitchcock ou Billy Wilder/Cameron Crowe. Et les amateurs auront complété le plaisir de la redécouverte en écoutant les dialogues entre Losey et Ciment rediffusés par France-Culture en ce dernier mois d’août.

Lucien Logette

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