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Article publié dans le n°1010 (01 mars 2010) de Quinzaines

 Il y eut une belle époque, au début des années 60, où nos écrans s’ouvraient au cinéma polonais – Andrzej Wajda, Jerzy Kawalerowicz, Andrzej Munk, Wojciech Has, Polanski à ses débuts, plus tard Skolimowski et Kieslowski affichaient la variété d’une cinématographie vivace, autant que le permettait le « socialisme réel ». Vivace et puissante : revoir des copies restaurées de Train de nuit (Kawalerowicz, 1959) et de La Clepsydre (éblouissante adaptation de Bruno Schulz par Has, 1973) prouve combien les années ont bonifié, sur tous les plans, l’un et l’autre film. À l’image des autres titres de Munk ou de Has que l’on peut trouver dans les catalogues de DVD.

ANDRZEJ WAJDA

TATARAK

sortie le 17 février 2010

 

KATYN

DVD, éditions Montparnasse, 15 €

 

RÉTROSPECTIVE ANDRZEJ WAJDA

Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris 12e

9 février - 21 mars 2010

 Il y eut une belle époque, au début des années 60, où nos écrans s’ouvraient au cinéma polonais – Andrzej Wajda, Jerzy Kawalerowicz, Andrzej Munk, Wojciech Has, Polanski à ses débuts, plus tard Skolimowski et Kieslowski affichaient la variété d’une cinématographie vivace, autant que le permettait le « socialisme réel ». Vivace et puissante : revoir des copies restaurées de Train de nuit (Kawalerowicz, 1959) et de La Clepsydre (éblouissante adaptation de Bruno Schulz par Has, 1973) prouve combien les années ont bonifié, sur tous les plans, l’un et l’autre film. À l’image des autres titres de Munk ou de Has que l’on peut trouver dans les catalogues de DVD.

Les films polonais n’ont plus eu droit ensuite qu’à une distribution parcimonieuse, avant même que la fin des démocraties populaires ne signe la mise en catalepsie de toutes les cinématographies de l’Est. Il faut dire que Munk disparut très tôt, que les « jeunes » partirent filmer à l’Ouest, que les anciens furent réduits à tourner, rarement (8 films entre 1966 et 2007 pour Kawalerowicz, 4 pour Has entre 1973 et 2000), pour une audience seulement nationale. Seul, Wajda échappa à la malédiction, grâce à son statut de chef de file de l’École polonaise et à sa Palme d’or cannoise (L’Homme de fer, 1981). Mais il fut, à son tour, touché par le manque d’intérêt des distributeurs (et du public : nous gardons le souvenir glacial d’une rétrospective organisée par la MC 93 de Bobigny vers la fin du dernier siècle et de ses fauteuils déserts) : si, avant Korczak (1990), tous ses films nous sont parvenus, deux titres seulement, sur les huit qu’il a signés jusqu’à Katyn (2007), ont franchi nos frontières – La Semaine sainte (1995) et Pan Tadeusz (1999). Zemsta (avec pourtant Polanski dans le rôle principal), présenté au Marché du film de Cannes 2002, n’a trouvé aucun acheteur.

La rétrospective complète montée par la Cinémathèque est donc un rayon de soleil au milieu de la maussaderie du temps, qui va nous permettre de vérifier, par-delà les anciens chefs-d’œuvre certifiés, Kanal ou Cendres et diamants, si la beauté de Lotna ou de Samson est demeurée intacte, si Les Sorciers innocents a gardé ce charme tremblé de l’époque. Et de combler surtout quelques manques : quelle est donc cette Nastasja, adaptation tournée au Japon en 1994 du dernier chapitre de L’Idiot ? En tout cas, à l’aube de ses 84 ans, Wajda a conservé toute sa verve, et une jeunesse d’esprit étonnante, comme il l’a montré lors de l’ouverture de l’hommage, le 9 février dernier, en présentant son dernier-né, Tatarak.

Jeunesse d’inspiration, surtout, car, après avoir mobilisé quelques centaines d’acteurs dans la reconstitution de Katyn, Wajda revient à un cinéma de chambre, au sens le plus littéral du terme, puisqu’un tiers du film est constitué d’un monologue en plan fixe dans une chambre d’hôtel. On ne fera pas à Wajda l’injure de dégainer le mot « dispositif », sésame qui justifie toutes les interprétations dès qu’un film échappe à la narration normée. L’éclatement apparent de Tatarak entre séquences quasi beckettiennes – une femme presque immobile dans la pénom­bre –, scènes de préparation du film prêt à être tourné – Wajda discutant avec son interprète, Krystina Janda –, scènes de tournage, et le film lui-même, n’est pas une volonté d’attraper en marche le train d’une modernité essoufflée, qui consisterait à montrer les entrailles de la fabrication (le côté « J’écris Paludes »), mais une forme imposée par la situation.

À l’origine, le désir de Wajda de tourner de nouveau avec Krystina Janda, qu’il fit découvrir dans L’Homme de marbre (1977) et triompher dans L’Homme de fer, et est depuis devenue une star en Pologne (Tatarak fait d’ailleurs de cette célébrité un élément fictionnel). Mais la maladie, et la mort, d’Edward Klozinski, mari de l’actrice et ex-chef opérateur de Wajda, a retardé le projet puis lui a donné une autre dimension, le cinéaste intégrant au film, adaptation un peu courte d’une nouvelle d’Iwaskiewicz, le texte, superbe, écrit par Janda sur l’agonie de son compagnon. Elle le dit, seule dans sa chambre, non comme le personnage fictionnel de Tatarak, le film qu’on la voit tourner en parallèle, mais comme elle-même, Krystina, exécutant ce chant de deuil à la première personne. La Marta de la fiction, femme mûre, malade et qui sent sa fin proche, saisie d’une fascination trouble pour un jeune à peine dégangué de l’adolescence, prend alors une dimension tout autre, l’aspect Blé en herbe virant au noir profond, chaque scène étant éclairée, ou plutôt assombrie, par la reprise du monologue funèbre. La mort, réelle et jouée, envahit tout – et lorsque, dans la fiction, le garçon se noie, Marta, incapable d’affronter une nouvelle image de la perte, quitte brusquement le tournage, s’enfuit sous la pluie et est recueillie sur la route par quelqu’un qui l’a reconnue comme Krystina Janda. On voit ce que, sur le papier, ce jeu de reflets en abyme pouvait avoir d’artificiel, en forme de bonneteau intellectuel – sous quelle carte est le personnage, sous quelle carte est la personne ? Sur l’écran, ne transparaît que du déses­poir à l’état brut, magnifiquement transmis par une mise en scène adéquate, qui sait se faire oublier ou étinceler quand il faut. Et Janda est déchirante sous toutes ses métamorphoses. Wajda retrouve la même modulation qu’il y a quarante ans, lorsque, dans Tout est à vendre, thrène en hommage à son acteur Zbigniew Cybulski, il était parvenu à équilibrer la balance entre mort véritable et mort représentée.

Film testamentaire ? S’il fallait en trouver un qui corresponde à l’appellation, ce serait son précédent, Katyn, sur le même sujet de la mort en action. Mais pas n’importe quelle mort, celle de son père, officier de la cavalerie polonaise, exécuté en mars 1940 par le NKVD russe dans le bois de Katyn avec douze mille autres officiers. Ce massacre fait partie des grands mensonges déconcertants, puisque, malgré toutes les preuves recueillies sur la responsabilité soviétique et bien que les commissions d’enquête aient éclairé tous les gouvernements occidentaux, il fut attribué, pour raisons diplomatiques, aux troupes nazies, entre Nuremberg et 1989, date à laquelle Gorbatchev présenta enfin les excuses officielles de l’URSS à l’État polonais. Jusque-là, Katyn fut un élément de propagande, soigneusement relayé par les divers partis communistes – il est étonnant de constater comment la réaction de L’Humanité, lors de la sortie du film en avril 2009, sonnait comme aux pires temps (1). Wajda pourtant n’a pas réalisé un film en forme de règlement de comptes, il a simplement mis fin à une dette filiale, occultée cinq décennies durant, sous peine de passer pour un « ennemi du peuple » polonais. Le critique de L’Huma a trouvé le film « académique », mot fourre-tout qui évite toute analyse. Wajda n’est pas Bruno Dumont, certes – encore que l’on aimerait voir celui-ci signer un film aussi moderne que Tatarak. Mais il a peu de pareil pour animer une foule en mouvement – voir la scène d’ouverture qui voit se croiser sur un pont les réfugiés fuyant les Allemands d’un côté, les Russes de l’autre, et les terrifiantes séquences de mise à mort à la chaîne – ou entremêler plusieurs destins, épouses et enfants en attente du retour des disparus, maquisards brutalement confrontés à la réalité nouvelle ou la jeune rescapée de l’insurrection de Varsovie qui se heurte au mensonge officiel, clin d’œil amer à Kanal. Le film est sorti il y a un an, de façon confidentielle, et rapidement passé à la trappe. Trop dérangeant ? Sans doute, et moins réjouissant qu’Inglorious Basterds. Il n’est pas trop tard pour rattraper le coup et offrir à son édition en DVD l’audience neuve qu’il mérite (2).

  1. Sans évoquer celle du Monde (01/04/2009), qui reprochait à Wajda de ne pas évoquer la Shoah – ce qui est exact. Il n’évoque pas non plus les dragons de Villars ou les massacreurs de Sétif…
  2. Avec un bonus précieux : l’intégralité des deux films d’actualités montrant la découverte des charniers, l’un de 1943, avec commentaire allemand, l’autre de 1945, avec commentaire russe – ou comment faire parler les images…
Lucien Logette

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