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La voix qui sauve

Article publié dans le n°1038 (16 mai 2011) de Quinzaines

 Rendre justice à ce livre d’un bout à l’autre fulgurant, que nous avons lu d’une traite tant il empoigne et ne lâche plus, ce n’est pas tâche aisée. Essayons pourtant.
 Rendre justice à ce livre d’un bout à l’autre fulgurant, que nous avons lu d’une traite tant il empoigne et ne lâche plus, ce n’est pas tâche aisée. Essayons pourtant.

Fulgurant : je veux dire écrit comme un éclair se dessine, à la nuit, sur le fond opaque d’un ciel qui, un instant plus tôt, était encore un ciel d’orage. On ne saurait dire, en restant honnête, qu’on l’ait vu, on ne voit pas un éclair, il se dématérialise à la seconde même où il est émis, et pourtant on est sûr qu’il a traversé tout l’espace, qu’il avait la forme d’une griffe géante, et qu’il ait bien existé, l’assurance en est fournie par l’odeur sèche et astringente qu’il a laissée dans sa traîne.

L’éclair, qui éblouit et désarçonne, il me semble s’imposer comme métaphore d’une impression forte, et propre à susciter l’étonnement d’abord, la sidération, voire la peur, tout sauf l’indifférence ou cette attention polie qui accompagne l’écoute des partitions trop parfaites.

Non que celle de Voix seule ne le soit pas au sens de l’étymologie : elle est perfecta, accomplie de bout en bout conformément à la volonté de l’auteur, selon le vœu de Baudelaire qui demandait qu’on le jugeât sur l’adéquation parfaite entre ses intentions et le résultat obtenu.

Mais la nature de cette perfection en quelque sorte artisanale (le poète se doit d’être « impeccable », en même temps que « magicien »), c’est ici de boiter, de mimer la cassure intérieure, le sentiment du vide, le tremblement, et même – sans aucune coquetterie d’écrivain – le manque profond et paradoxal d’assurance de celui dont on lit avec stupeur, vers la fin, un tercet assertif dont seule la moitié est crédible : « En un mot, je mets des vibrations / en résonance sympathique : / c’est tout sauf de la poésie. »

Or c’est de la poésie assurément, de la plus haute. Seulement voilà, elle est si singulière ! Non pas distribuée en « poèmes » autonomes, mais se développant page après page autour de peu de thèmes : le jour, qui est tantôt « Ce jour-là », tantôt « Aujourd’hui » ; la nuit, mais elle est parfois « Minuit » tandis que le plus souvent sa présence diffuse s’enfle et enveloppe tout le texte d’un halo ou d’un linceul dont le noir « étincelle », plutôt en exacerbation qu’en négation de la couleur ; le rouge du rideau de scène refusant obstinément de se lever sur « la vraie vie » qui est toujours « ailleurs », dans le passé surtout mais peut-être bien aussi qu’elle n’existe pas ; la présence/absence du père, un fantôme poursuivi sans cesse par le désir et jamais rejoint ; l’enfance enfin et surtout, lieu des terreurs, de « la puanteur du feu », des crématoires évoqués en creux, et contradictoirement du bonheur irréparable…

Au fond peut-être s’agit-il là d’une résurgence du système médiéval des « laisses », bien que ce mot soit accolé, pour sa partie visible dans le texte, à la récurrence étrange, énigmatique, chargée d’affects opposés (épouvante, fascination) du chien, du molosse à la gueule ouverte, récurrence qui offre peut-être au narrateur, cherchant une issue à son permanent blocage intérieur, la figure d’imitation qui, de l’aboi – ou plutôt des abois auxquels son sentiment d’impuissance le réduit – conduit au chant. Mais cette image ambiguë ne cesse pas pour autant d’apparaître toujours enveloppée dans une malédiction Nuit et Brouillard.

Et nous voilà, par le biais du chant (chant sur les ruines, sur la disparition, non pas chant d’espoir), rendu à une strate moins lointaine mais tout de même aussi vénérable que la chanson de geste, la rigoureuse forme fixe du sonnet de la Renaissance. En le pratiquant, en « chantant » ses « regrets », du Bellay ne parvenait-il pas à les « enchanter », comme ici la voix poétique, ayant réussi à mettre de côté ses thématiques obsessionnelles dont aucune n’est heureuse et dont le ressassement éternel enfermerait dans un cul-de-sac, finit par circonscrire son champ au chant le plus pur comme le plus abstrait, celui des « vibrations / en résonance sympathique » non avec le monde, qui s’est effacé, mais avec elles-mêmes ?

Poème unique, disions-nous, se déployant en laisses successives sur peu de thèmes qui se chevauchent à la manière de ceux d’une fugue et, en fin de partie, s’évaporent pour laisser la place à la musique seule d’une voix. Le maniement harmonieux de cette voix n’est pas inné. Elle s’est contrainte à chanter en dépit du deuil, ou plutôt à chanter le deuil en un bouleversant Kadish, non pour le nier – nul ne le pourrait – mais pour le résorber dans une élévation sans transcendance, une immanence de la beauté d’où auraient été bannies une à une toutes les scories de « la vie des chiens », comme disait André Breton. Vie contrefaite et estropiée du vieil homme à bout de forces, à bout de course, et qui se retourne, regressus ad uterum, vers ses propres « Enfantines » pour s’apercevoir que ce vert paradis était aussi un enfer et que la figure du père, ici explicitement mise en rapport avec le spectre d’Elseneur, exigerait quelque impossible fossoyeur pour ressurgir, et n’être sans doute pas reconnue.

L’ensemble, dont la lumière noire beckettienne menace de toutes parts d’envahir les moindres caches, sur ce plateau du théâtre de la décrépitude et de la mort où claudique l’homme seul, toutes amours reléguées dans un passé qui, à force de s’éloigner vertigineusement, devient mythique, va donc pourtant, avec une simplicité que le vocabulaire limpide d’Alain Veinstein rend, sans aucun effet intempestif, pathétique, non certes vers une absurde rédemption de la souffrance et du mal, mais vers quelque sommet au moins provisoire. Peu élevé, sans doute, ce point culminant, mais le paysage du désastre qu’est vivre s’y découvre dans une sorte de sérénité conquise.

C’est qu’on est insensiblement monté vers le chant d’une voix nue, celle de la poésie même, qui rassemble en oratorio les fragments jusqu’alors épars de la fuite des jours, des nuits et des années. S’il était ici un signe, ce serait un « signe ascendant », comme le préconisait Breton en répudiant certaines trouvailles verbales « basses », afin de privilégier sa propre posture solaire et de la tirer très au-dessus des contingences triviales.

Il y a quelque chose de ce souci dans Voix seule, bien que le pessimisme s’y oppose à l’optimisme ou à la volonté d’optimisme de Breton. Mais le refus constant de la brutalité d’expression, le choix délibéré des termes les moins rhétoriques pour rendre compte des pensées funèbres qui hantent le poème si sombre d’Alain Veinstein lui conservent une infinie délicatesse de ton et comme un recul instinctif devant les facilités du scandale.

J’ai beaucoup erré aux alentours de la musique, en buvant d’un trait ces pages qui m’ont si profondément remué alors que je ne m’y attendais nullement. C’est peut-être un leurre, et l’auteur lui-même semble préférer le terme de « poésie narrative » pour caractériser cette manière si pudique d’autobiographie mentale dépourvue de toute pose et d’une originalité si frappante. Il est vrai que le lyrisme s’exhibe rarement comme tel ici, et quand il le fait, c’est toujours sous forme d’interjections : « Ohé, hé – oh ! » qui sont censées s’échapper d’« une énorme bête hurlante », mais qui ne fusent pas vraiment (« J’ai envie de dire mon amour », de dire, non de crier, et d’ailleurs je ne le dis même pas, sauf entre les lignes). Mais le lyrisme peut être d’autant plus prégnant, agir avec d’autant plus de force sur le lecteur, qu’il est plus étouffé, plus contenu.

Tel fut le secret, dans un même contexte de déploration, de thrène sur la mort du père, de ce poème miraculeux de Léon-Paul Fargue, qui commence ainsi : « De la tendresse – et de la tristesse – pour que tu m’aimes davantage… Mais les jours où mon cœur écoute, il me semble que je ne t’ai rien dit encore… On déborde en secret d’une chère présence… »

Et tel nous semble aujourd’hui le secret de ces vers d’une sûreté de touche également miraculeuse : « En aveugle, je lui ai pris la main, / la toute dernière fois. / C’était la toute dernière fois / que je ne le voyais pas. / Je n’aurai donc vu / que ce que j’ai cru voir, / les yeux noyés de larmes. » Des vers murmurés seulement encore un peu plus bas que ceux de Fargue, qui écrivait « pour la musique », alors que Veinstein a intitulé son poème Voix seule et non « pour la voix seule », nuance à méditer.

 

C’est comme ça, oui,
inutile d’aller chercher plus loin,
c’est toujours comme ça dans le noir des nuits sans ciel.

C’est la violence habituelle, si vous
    voulez,
sur fond de ce bruit de bottes
qui me hantait autrefois.

Minuit
réveille la peur.

Je le savais en fermant la porte.

J’ai eu beau boucher les trous,
le mur
laisse passer l’inconnu
dont m’effleure le bras froid.

Voix seule, © Seuil.

Maurice Mourier

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