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Le festival "Les Correspondances" de Manosque et son public

Article publié dans le n°1070 (16 oct. 2012) de Quinzaines

Dédié à la littérature française contemporaine, qu’il vise à revaloriser à un moment où elle est décriée sur la scène internationale, le festival « Les Correspondances » de Manosque réunit tous les ans fin septembre un vaste public autour de rencontres avec des écrivains, de lectures en scène, de concerts littéraires, d’expositions, d’apéros littéraires. Qui est le public du festival ? Enquête.

TARJEI VESAAS

LA BARQUE LE SOIR

Mise en scène de Claude Régy

Odéon-Ateliers Berthier

Jusqu'au 3 novembre 2012

Tournée jusqu'en février 2013

Dédié à la littérature française contemporaine, qu’il vise à revaloriser à un moment où elle est décriée sur la scène internationale, le festival « Les Correspondances » de Manosque réunit tous les ans fin septembre un vaste public autour de rencontres avec des écrivains, de lectures en scène, de concerts littéraires, d’expositions, d’apéros littéraires. Qui est le public du festival ? Enquête.

Des salons mondains au grenier des frères Goncourt, les réunions consacrées à la lecture à voix haute et aux discussions sur la littérature ne sont pas un phénomène nouveau. Cependant, elles sont longtemps restées confinées à la sphère privée. Nés sous le signe de la démocratisation culturelle, les festivals de littérature se distinguent des salons et fêtes du livre par leur programmation, c’est-à-dire par une proposition sélective, ainsi que par le temps accordé à la discussion et à la lecture en public, le cadre convivial, la dimension festive. Parfois centrée sur un thème, un genre (polar, bande dessinée) ou une région du monde (festival America), cette proposition peut être, comme aux « Correspondances » de Manosque, l’expression d’un goût littéraire exigeant.

Un des premiers festivals dédiés à la littérature en France, « Les Correspondances » de Manosque a été fondé en 1999 par Olivier Adam et Olivier Chaudenson. « Correspondances », le terme est pris dans sa signification épistolaire – avec les lectures de missives d’écrivains et le dispositif des écritoires installés dans la ville, et d’où les festivaliers sont invités à envoyer gratuitement une ou plusieurs lettres –, mais aussi dans un sens baudelairien : mise en relation de deux auteurs, d’un auteur et d’un comédien, de la littérature et de la musique. Le cœur de la programmation demeure cependant la rencontre avec les auteurs. Ces rencontres, gratuites, qui se tiennent en parallèle en plein air, attirent jusqu’à deux cent-cinquante personnes. Les événements payants du théâtre de Manosque, dont la jauge est de sept cents places, font souvent salle comble.

Avec une équipe du Centre européen de sociologie et de science politique, nous avons réalisé une enquête auprès du public lors de l’édition 2011 du festival, dont voici quelques résultats, obtenus à partir des quatre cent soixante questionnaires exploités.

En faisant venir à Manosque des écrivains appartenant au très fermé monde littéraire parisien, le festival opère une décentralisation culturelle. Excentré, il réunit en effet principalement un public régional (sept sur dix habitent en Provence-Alpes-Côte d’Azur), mais attire aussi des résidents d’autres régions. Âgés de quinze à quatre-vingt-huit ans, les festivaliers ont en moyenne cinquante et un ans ; près de la moitié sont actifs, quatre sur dix sont retraités, un sur dix est étudiant ou lycéen. On compte sept femmes sur dix parmi les répondants, ce qui concorde avec le taux deux fois plus élevé de femmes lisant des romans par comparaison aux hommes, au niveau national.

L’enquête fait apparaître la diversité sociale du public, même si, comme on pouvait s’y attendre, les fractions les plus dotées en capital culturel sont les mieux représentées – sachant que ce sont aussi celles qui acceptent le plus volontiers de répondre à un tel questionnaire. Ainsi, pas loin de la moitié sont ou ont été cadres et appartiennent aux professions intellectuelles supérieures. Les professions intermédiaires (santé, travail social, enseignement) représentent plus d’un quart des enquêtés. On compte aussi des employés (7 %), artisans, commerçants ou chefs d’entreprise (4 %), ouvriers et agriculteurs (2 %). Le niveau d’éducation est globalement élevé, surtout au regard de l’âge des répondants : sur dix enquêtés, cinq sont titulaires d’un bac+4 ou plus, et trois ont entre bac + 1 et bac + 3. Deux répondants sur dix ont cependant un niveau inférieur ou égal au baccalauréat.

Le festival compte un public de fidèles – près des deux tiers des répondants sont venus au moins trois fois, et la moitié d’entre eux en sont à la quatrième édition, voire plus, tout en se renouvelant – un quart y assistait pour la première fois. Interrogés sur les types d’événements auxquels ils avaient assisté ou comptaient assister, neuf répondants sur dix ont indiqué les rencontres avec des écrivains et trois sur quatre les lectures gratuites ; plus de la moitié disent assister (aussi) aux lectures en scène (payantes) et aux lectures musicales ou lectures-projections. Ainsi, c’est bien le cœur de la programmation, la rencontre avec des écrivains et la lecture en public, qui intéresse au premier chef la plupart des festivaliers. Les attentes du public paraissent bien ajustées à la spécificité de la proposition : les trois quarts des répondants déclarent venir au festival pour « rencontrer des auteurs », plus de la moitié souhaitent (aussi) « découvrir de nouveaux livres », la moitié d’entre eux mentionnent (aussi) « l’ambiance » et un tiers « les différents événements ».

À l’heure où l’on déplore le recul de la lecture d’ouvrages, le festival réunit de gros lecteurs : un tiers des répondants déclare lire en moyenne un livre par semaine, voire plus, un autre tiers deux livres par mois. Parmi les catégories d’ouvrages qu’ils lisent le plus, sept répondants sur dix indiquent le roman (autre que policier ou d’espionnage) – principalement le roman contemporain français et, dans une moindre mesure, étranger. Près de la moitié mentionne aussi les œuvres de la littérature classique française ou étrangère. Dans les deux cas, la proportion est deux fois supérieure à la moyenne nationale.

Enfin, habitués des festivals en tout genre, théâtre, musique (classique, jazz ou rock), cinéma, les répondants ont des pratiques culturelles beaucoup plus intenses que la moyenne de la population dans les activités relevant de la « culture légitime » (théâtre, musique classique), mais aussi dans le jazz et dans le rock.

Si donc le festival attire surtout un public bien doté en capital culturel, il n’exclut pas ceux qui le sont moins. Par sa localisation multi-sites, par l’offre d’événements gratuits dans des espaces ouverts, le festival réduit les effets de la sélection sociale opérée par les événements payants (ou même gratuits) en salle et parvient à brasser des groupes sociaux différents, qui se retrouvent dans un commun intérêt pour les écrivains contemporains. Ce qui prouve qu’une proposition exigeante n’est pas nécessairement exclusive, pourvu que les moins pourvus culturellement se sentent « autorisés » à y participer. ❘

Gisèle Sapiro