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L'écrivain écrit par le livre

 Pièce maîtresse de l’œuvre de l’écrivain israélien Yoram Kaniuk, ce roman de la quête identitaire paru en hébreu il y a près de trente ans voit enfin le jour en français dans la superbe traduction de Laurence Sendrowicz. Le problème de la mémoire y est incarné en un personnage fantastique, le « dernier Juif », qui est à la fois l’anti-héros, le narrateur involontaire et l’objet de la recherche croisée que mènent un écrivain allemand et un professeur israélien en vue de retracer cette histoire qui ne peut s’écrire qu’à deux, sous une double forme romanesque et savante. 
Yoram Kaniuk
Le dernier juif
(Fayard)
 Pièce maîtresse de l’œuvre de l’écrivain israélien Yoram Kaniuk, ce roman de la quête identitaire paru en hébreu il y a près de trente ans voit enfin le jour en français dans la superbe traduction de Laurence Sendrowicz. Le problème de la mémoire y est incarné en un personnage fantastique, le « dernier Juif », qui est à la fois l’anti-héros, le narrateur involontaire et l’objet de la recherche croisée que mènent un écrivain allemand et un professeur israélien en vue de retracer cette histoire qui ne peut s’écrire qu’à deux, sous une double forme romanesque et savante. 

Mise en abyme du travail d’écriture du Dernier Juif, le récit est un collage des pièces servant d’appui à la recherche, lettres, témoignages, documents, légendes hassidiques. Remontant la généalogie d’Evenezer Schneorsohn, le « dernier Juif », le puzzle qu’elles composent conduit de l’expérience de la perte d’identité et du deuil pendant la guerre d’Indépendance à celle des camps de concentration nazis, puis, plus loin, à l’histoire du Yeshuv en Palestine dans les premières décennies du XXe siècle et à l’histoire du peuple juif en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles.

Premier-né, en 1900, d’un Moshav de pionniers sionistes émigrés d’Europe de l’Est en Palestine, Evenezer est un enfant renfermé, muet, quasi autiste, qui ne sait que sculpter des oiseaux en bois. Orphelin de son père, qui s’est suicidé après avoir échoué à construire une véritable exploitation agricole et à convaincre son épouse du bien-fondé de l’entreprise sioniste, il est renié par sa mère, Rivka, qui le considère comme un « mongolien ». L’une des protagonistes du roman, la même Rivka, qui réalisera le rêve de son mari en créant une exploitation florissante, est une femme aux pouvoirs magiques qu’elle tient de son aïeule Rivka Bienfait-Secret, fille et épouse de Bienfait-Secret, dont est issu également le beau Joseph Reina, son cousin et unique amour, figure troublante de séducteur qui a fait des enfants à une multitude de femmes et dont le fantôme habite tous les personnages du récit.

Ayant reconnu en Boaz, son petit-fils, les yeux de diable jaune-violet de Joseph Reina, Rivka décide qu’il est son fils et prie pour la mort de sa bru, qui décède. Son vrai fils, Evenezer, part alors en Europe à la recherche de celui qui est à l’origine de sa malédiction, Joseph Reina. C’est ainsi que le premier « sabra » (né en Palestine) du Moshav se retrouve déporté dans un camp de concentration. Il y survit grâce à ses sculptures et constructions de bois, qui plaisent au chef du camp, et devient le chien de l’adjoint du chef du camp, le SS Kremer, dont le témoignage constitue une des pièces de l’histoire. Confronté à la machine génocidaire, il acquiert la conviction qu’il sera le dernier juif du camp, et lui, « l’homme sans qualité », ainsi que le décriront des chercheurs en psychologie après la guerre, en référence à l’œuvre de Musil, devient la mémoire vivante de tous ces morts, la mémoire du « savoir juif », au prix de la perte de sa mémoire individuelle et de son identité. Dans le camp, il a rencontré Shmouel Lipker, un des plus jeunes fils secrets de Joseph Reina, qui a vu ses parents mourir à leur arrivée au camp et a dû fouiller leurs corps nus (il a trouvé ainsi un diamant caché dans l’anus de son père légal). Après la guerre, Shmouel promène Evenezer en Europe en exhibant dans des spectacles le « dernier Juif » qui récite mécaniquement, à la demande, la théorie de la relativité d’Einstein ou la liste des morts des villages juifs pendant la Première Guerre mondiale.

Revenu en Israël à la veille de la guerre des Six Jours, soit quarante ans après son départ, Evenezer n’a toujours pas retrouvé sa mémoire individuelle. S’il se souvient, en allant voir sa mère au Moshav, du village arabe attenant, Mrar, qui a disparu et dont personne ne se rappelle plus l’existence, il a complètement oublié celle de son fils Boaz, qu’il prend pour Shmouel. Evenezer s’installe à Tel-Aviv, dans la maison avoisinant celle du professeur de grammaire Ovadia Henkine. Homme rationnel et ordonné, ce dernier a vu sa vie basculer le jour de 1947 où il a appris la mort de son fils Ménahem au front. De cet impossible travail de deuil – en dépit de son implication dans l’organisation qui prend en charge les parents ayant perdu un fils –, est née la recherche historique sur le « dernier Juif », dont il découvre qu’il est son voisin.

Saga familiale fantastique, à la manière de Cent ans de solitude, évoquant Le Bruit et la Fureur par les relations familiales quasi incestueuses et les figures dédoublées, le Dernier Juif est aussi truffé de références à la littérature allemande (Musil, Grass), à laquelle il emprunte l’ironie et le grotesque, ainsi qu’à Saul Bellow, dont un des personnages les plus désuets du roman porte le nom.

Le récit va et vient dans le temps et l’espace sans livrer d’entrée de jeu son principe de composition, faisant participer le lecteur à la quête qui est l’objet du livre. L’énigme du « dernier Juif » est redoublée par l’énigme de la narration. Qui parle ? À l’expérience de la dépersonnalisation de Boaz Schneorsohn au retour de la guerre de 1948 succède celle de la douleur sans recours d’Ovadia Henkine. Suivent les documents et témoignages. Les points de vue s’emboîtent, chaque protagoniste voyant son histoire racontée par un autre. En réalité, les deux énigmes n’en font qu’une : « le dernier Juif », objet de la recherche, est aussi la voix narrative d’un récit composé des enregistrements réalisés par un centre de recherche spécialisé qui s’est intéressé après la guerre à sa mémoire phénoménale, et par Evenezer lui-même. Animé du sentiment que la survie collective passe par la mémoire collective, le « dernier Juif » y récite mécaniquement l’histoire des personnages du récit ainsi que le contenu des documents ramassés par Henkine et ses échanges avec « l’écrivallemand » à son sujet. Narrateur omni­scient, Evenezer n’est cependant pas omnipotent, tout au contraire. Il n’est en effet que la boîte d’enregistrement mécanique d’une histoire collective, qui est sa propre histoire, et dans laquelle il est le jouet de forces antagoniques. C’est le livre qui écrit l’écrivain, comme dit l’un des protagonistes.

La symétrie donne au récit sa structure : répétition des destinées des descendants de Bienfait-Secret qui, comme chez Faulkner ou Claude Simon, portent les mêmes prénoms, parfois les mêmes noms ; symétrie des événements sans relation causale commune apparente ; symétrie des personnages, poussée à l’extrême dans le cas de Boaz Schneorsohn et de son double Shmouel Lipker, qui a survécu dans le camp en fouillant les cadavres et en récupérant les dents en or et les diamants cachés (Boaz est quant à lui revenu de la guerre avec, dans la poche, des dents en or de combattants arabes morts). Leurs histoires se développent parallèlement. En Israël, Boaz vit dans la culpabilité d’avoir survécu à ses amis, notamment Ménahem Henkin, avec la compagne duquel il vit désormais, et maudit sa grand-mère et mère Rivka d’avoir récité nuit et jour les psaumes pour le sauver (en un acte de sorcellerie plus que de foi, Rivka ne croyant pas en Dieu et méprisant ceux qui ont besoin d’un drapeau et d’un État). Il a fondé une entreprise de commémoration des disparus de la guerre et de la Shoah, et aide les familles en inventant des histoires qui répondent à leurs attentes. Il est mobilisé dans la guerre des Six Jours. Shmouel a émigré en Palestine où il semble qu’il ait combattu auprès de Boaz et de Ménahem, avant de repartir pour les États-Unis où il devient metteur en scène, seule activité qui sied réellement à ce jeune homme sans foi ni loi, et par laquelle il joue et rejoue l’expérience concentrationnaire.

Dans ce récit qui a pour thème l’identité incertaine, l’incertitude des origines a pour pendant l’incertitude de la mort. Les personnages principaux y meurent deux fois : Néhamia, le mari de Rivka, poursuivi pour ses activités politiques sionistes, est mort officiellement à son départ d’Europe et, ayant accompagné sa femme dans un cercueil, a été enterré à son arrivée en Palestine, avant de se suicider sept ans plus tard ; Ménahem Henkin est mort lui aussi deux fois, dans un combat dont Boaz a réchappé en se faisant passer pour mort, et dans la conquête de Jérusalem. Tournant en dérision la question du vrai et du faux, de l’histoire et de la fiction, le thème de la double mort est aussi une métaphore pour désigner l’identité de personnages qui, ayant survécu à leur propre mort ou à celle de leurs proches, ne sont plus que leurs propres fantômes, des morts-vivants qui cherchent dans leurs morts l’identité, vraie ou fausse, et les illusions qu’ils ont perdues avec eux : Néhamia Schneorsohn, en se suicidant, tue ses illusions sionistes, Ovadia Henkin s’invente un fils qui n’a rien à voir avec celui qu’il a perdu, Shmouel ne cesse de rejouer le moment de la mort de ses parents, Evenezer, veuf du seul être qui l’ait aimé, a perdu son identité en déportation pour devenir la mémoire vivante du peuple juif. Et cependant que les hommes vivent de leurs chimères, les femmes sont celles qui, avec ou sans pouvoirs magiques, restent solidement ancrées dans la réalité tout en demeurant fidèles à leurs morts.

Métaphore à la fois de l’histoire du peuple juif et de la dénégation sur laquelle s’est construit l’État d’Israël, ce roman, qui mérite de prendre rang parmi les classiques de la littérature universelle, oppose à la vanité des entreprises commémoratives – dont il montre en même temps qu’elles répondent à un besoin affectif réel – le véritable travail de mémoire par la recherche historique et sa symbolisation littéraire. Magistrale antidote au débat largement factice sur l’identité, la mémoire collective et les formes légitimes de commémoration qui bat son plein.

Gisèle Sapiro