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Faut-il choisir entre expliquer et comprendre ? De l'interprétation des actions humaines

Article publié dans le n°1043 (01 août 2011) de Quinzaines

Les actions humaines peuvent-elles être « expliquées » ou doivent-elles être « interprétées » pour pouvoir être « comprises » ? Cette question a divisé les sciences humaines et sociales depuis la fin du XIXe siècle.
Les actions humaines peuvent-elles être « expliquées » ou doivent-elles être « interprétées » pour pouvoir être « comprises » ? Cette question a divisé les sciences humaines et sociales depuis la fin du XIXe siècle.

Face à des sciences de la nature de plus en plus hégémoniques, les sciences de la culture (Kulturwissenschaft) ou de l’esprit (Geistes­wissens­chaften), telles qu’elles se sont constituées en Allemagne à cette époque autour de Wilhelm Dilthey, puis de Heinrich Rickert, se sont en effet affirmées en revendiquant la spécificité de leur objet : l’être humain, qui est doué d’une faculté de connaissance et de représentation du monde. La méthode compréhensive, fondée sur l’interprétation du sens de ses actions, serait de ce fait la seule adéquate pour l’étudier, selon cette école de pensée. L’approche herméneutique fut opposée tout particulièrement à l’introduction des méthodes béhavioristes dans les sciences de l’homme. Contre l’explication causale fondée sur l’observation extérieure des comportements, elle fit valoir la dimension finaliste de l’action humaine.

Le finalisme, associé à la liberté, est souvent brandi contre toutes les formes de détermination sociologique et d’explication causale. Le paradigme de l’acteur rationnel, tout comme la sociologie compréhensive, reposent sur ce présupposé finaliste. On peut cependant objecter à cela, avec le philosophe Donald Davidson, que les raisons sont des causes. Or, loin de pénétrer ces raisons par des méthodes interprétatives, les tenants de l’acteur rationnel fabriquent une marionnette à laquelle on impute un désir de maximisation des profits, rarement pondéré par d’autres variables. De leur côté, ceux qui se réclament de la sociologie compréhensive conçoivent leur travail comme l’explicitation du point de vue des acteurs, ressaisi par voie d’entretien ou, si on en dispose, par des sources écrites. Mais, en réalité, les fondateurs de la méthode compréhensive s’intéressaient plus au sens « objectif » que revêtent les actions des individus dans la culture à laquelle ils appartiennent qu’au sens subjectif qu’ils leur confèrent.

C’est cette conception que mit en œuvre le sociologue Max Weber lorsqu’il porta au jour les affinités électives entre l’éthique protestante et le premier esprit du capitalisme : Weber recourut à la méthode de l’« idéaltype », qui consiste à dégager les traits les plus typiques soit d’un ensemble de phénomènes, soit des sources les plus représentatives, comme ici les fondements du protestantisme ascétique et le texte de Benjamin Franklin Advice to a Young Tradesman. Pour Weber, cette méthode interprétative n’exclut pas le recours à des données statistiques : le constat de la sur-représentation des protestants dans les écoles préparant aux études techniques et aux professions industrielles et commerciales corrobore son hypothèse d’une corrélation entre éthique protestante et esprit du capitalisme. Mais c’est la méthode interprétative qui permet d’expliquer cette corrélation. Par ailleurs, loin de récuser le principe de causalité, Weber s’attache à construire une causalité historique.

On trouve une semblable tentative de dépassement de l’opposition entre déterminisme et finalisme chez Pierre Bourdieu, qui emprunte d’ailleurs à Weber la notion d’ethos avant d’élaborer le concept d’habitus. L’habitus désigne les schèmes de perception, d’évaluation et d’action intériorisés, incorporés sous forme de dispositions depuis l’enfance, et qui orientent l’action des individus, leur permettant, à la manière de la grammaire générative de Chomsky (mais sans être innés), de produire un nombre infini de réponses plus ou moins ajustées à des situations plus ou moins imprévues, l’adéquation entre ces schèmes et les structures sociales étant maximale dans des situations de reproduction et diminuant en fonction de l’écart entre les structures qui ont produit l’habitus et celles auxquelles l’individu est confronté (par exemple, la confrontation des peuples colonisés au capitalisme imposé par le colonisateur, que Bourdieu a étudiée dans ses premières enquêtes en Algérie). Déterminés en grande partie par la socialisation primaire (familiale) et secondaire (scolaire), qui dessine un espace des possibles, ces schèmes façonnent les intentions des individus et leur donnent sens. Ce concept permet de dépasser également l’opposition entre le sens subjectif que les individus accordent à leurs actions et le sens « objectif » qu’elles revêtent dans leur culture, sans pour autant les confondre et en réservant la possibilité d’expliquer les écarts entre les deux. Selon cette approche, il faut donc ressaisir les motivations des individus, au sens des raisons qu’ils se donnent d’agir, mais on ne peut s’y limiter : elles doivent être rapportées à ses propriétés sociales, sa trajectoire, sa position dans l’espace social, qui constituent des facteurs explicatifs de sa vision du monde. En effet, à l’instar de la psychanalyse, cette approche sociologique s’intéresse aux ressorts de l’action qui échappent à l’individu parce qu’elles se situent à un niveau préréflexif (habitudes, émotions, etc.), tout en prenant en compte les raisons qu’il se donne d’agir.

Ainsi, loin de s’exclure mutuellement, interprétation et explication sont deux opérations complémentaires et indissociables dans les sciences de l’homme. L’interprétation intervient non seulement pour donner sens aux observations, comme dans les sciences de la nature, mais aussi pour appréhender l’objet étudié. Plus les individus et/ou la culture à laquelle ils appartiennent sont éloignés de l’univers de référence de l’enquêteur, plus le travail interprétatif du sens de leurs actions est ardu et requiert la multiplication des sources, sous peine de tomber dans les travers de l’ethnocentrisme ou de l’anachronisme. Mais la familiarité n’est pas nécessairement une garantie de transparence, car si elle facilite la compréhension, cela peut être au prix d’un aveuglement sur les conditions de possibilité de la vision du monde que l’enquêteur partage avec l’enquêté. D’où la nécessité d’un travail réflexif de l’enquêteur et d’une relativisation de ses propres catégories de pensée, condition préalable à toute démarche interprétative en sciences de l’homme.

Gisèle Sapiro