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Etat et violence symbolique

Article publié dans le n°1061 (16 mai 2012) de Quinzaines

Les cours que Pierre Bourdieu a consacrés, entre 1989 et 1992, à la question de l’État au Collège de France n’avaient donné lieu qu’à quelques articles. Leur retranscription intégrale, enrichie d’un solide appareil critique, donne à voir la pensée en train de se faire. Bourdieu, qui jusque-là ne s’était guère intéressé à cet objet, préférant parler de « champ du pouvoir » et d’« idéologie dominante », comprend alors que l’analyse des conditions sociales de la domination ne peut faire l’économie d’une sociologie de l’État. À rebours de la tradition marxiste qui le réduisait à une superstructure, il montre tout au long de ce cours comment l’État fonde l’ordre social en inculquant les catégories de pensée qui le légitiment.
Pierre Bourdieu
Sur l'Etat. Cours au Collège de France (1989-1992)
Les cours que Pierre Bourdieu a consacrés, entre 1989 et 1992, à la question de l’État au Collège de France n’avaient donné lieu qu’à quelques articles. Leur retranscription intégrale, enrichie d’un solide appareil critique, donne à voir la pensée en train de se faire. Bourdieu, qui jusque-là ne s’était guère intéressé à cet objet, préférant parler de « champ du pouvoir » et d’« idéologie dominante », comprend alors que l’analyse des conditions sociales de la domination ne peut faire l’économie d’une sociologie de l’État. À rebours de la tradition marxiste qui le réduisait à une superstructure, il montre tout au long de ce cours comment l’État fonde l’ordre social en inculquant les catégories de pensée qui le légitiment.

« Rien n’est plus surprenant […] que de voir la facilité avec laquelle le plus grand nombre est gouverné par le plus petit nombre, et d’observer la soumission implicite avec laquelle les hommes révoquent leurs propres sentiments et passions en faveur de ceux de leurs dirigeants », constatait le philosophe David Hume dans un article sur les principes de gouvernement publié en 1758. En effet, cette capacité à gouverner ne procède pas de la force, laquelle se situe du côté des gouvernés. Et Hume d’en conclure que c’est « sur l’opinion seule que le gouvernement est fondé ». Dans son cours du 7 février 1991, Bourdieu s’appuie sur Hume pour avancer que « le problème de la croyance et celui de l’obéissance n’en font qu’un ». La soumission des dominés aux dominants ne résulte ni de la coercition ni du libre consentement. Elle repose sur les catégories de pensée que les premiers partagent avec les seconds, ce que Hume appelait « l’opinion », et que Bourdieu a théorisé à travers le concept de « violence symbolique ».

Pourquoi parler de « violence » ? Parce que l’intériorisation des catégories de pensée et systèmes de classification, c’est-à-dire des structures cognitives, qui désignent à chacun sa place dans la hiérarchie sociale, implique la méconnaissance de leur origine sociale et donc leur naturalisation. L’ordre social semble ainsi aller de soi. Si, en soulignant l’arbitraire de ces hiérarchies, le concept de « violence symbolique » s’apparente aux notions marxistes de mystification et d’aliénation, il s’en démarque en ce que la prise de conscience ne suffit pas pour se défaire de ces hiérarchies faites corps, fruit d’un long processus d’inculcation qui a façonné les « habitus ». Or l’État joue un rôle capital tant dans la production de ces structures cognitives que dans le processus de leur inculcation à travers le système scolaire.

L’analyse des mécanismes de la domination permet ainsi à Bourdieu de compléter et de modifier la définition que Max Weber avait proposée de l’État. L’État ne se définit pas seulement par le monopole de la violence légitime, mais aussi par le monopole de la violence symbolique légitime, cette dernière étant d’ailleurs suffisante, dans la mesure où la violence symbolique légitime la violence physique : c’est au nom de la « pureté de la race » que les nazis ont procédé à des exterminations en masse, au nom de l’intérêt de la « nation » que les États se sont livré des guerres meurtrières, au nom de la « citoyenneté » que les émigrés sont refoulés aux frontières. L’État est en effet le lieu de production des identités légitimes, qui justifient les procédures d’inclusion et d’exclusion.

Lieu de fabrication du « public » et de « l’officiel », l’État se définit en outre par son monopole de l’universel : il a le pouvoir d’universaliser certaines pratiques ou caractéristiques au détriment d’autres, qui sont renvoyées à leur particularisme, tels les accents provinciaux par rapport à celui de l’élite parisienne, les cultures dites populaires par rapport à la culture légitime sanctionnée par le système scolaire, ou encore les propriétés dites féminines par rapport aux attributs masculins. C’est ainsi que l’État produit les taxinomies et les hiérarchies intériorisées par les individus sous sa tutelle, y compris ceux qui se rebellent contre elles. Et c’est pourquoi les débats autour des réformes, y compris les plus symboliques, comme celle de l’orthographe, soulèvent de telles passions. Ceci conduit Bourdieu à définir l’État comme le « point de vue géométral de toutes les perspectives », que Leibniz attribuait à Dieu, point de vue qui s’impose aux autres, parce qu’il est investi de la légitimité étatique, et que tous doivent se situer par rapport à lui.

Cependant, l’État n’est pas une abstraction pour Bourdieu. Contre la propension à réifier cette entité, il invite à une sociologie des institutions et des individus qui font l’État (par exemple, comment sont désignés les experts qui composent les commissions publiques), ainsi que des luttes qui les opposent (entre main gauche et main droite de l’État, ou entre professions désireuses d’affirmer leur compétence sur un domaine) et que les polémiques autour des réformes rendent visibles. Seule une telle approche résout le paradoxe de l’État comme instance qui d’un côté exclut, contraint, censure, de l’autre protège, soutient, compense.

Cette approche sociologique se doit aussi d’être historique : les moments de genèse des institutions étatiques offrent, en effet, un terrain d’observation privilégié en ce qu’ils permettent de saisir un état antérieur à la codification de l’officiel, de l’universel, où se jouent les luttes entre groupes sociaux pour décider de ce qui est digne d’accéder à l’universel. Ces luttes révèlent les « possibles non advenus », déconstruisant ainsi l’illusion téléologique produite par ces institutions pour fonder leur existence en nécessité.

S’interrogeant sur la genèse du discours public, Bourdieu met en avant le rôle des juristes, et en particulier de ces tout premiers juristes qui ne tiraient pas encore leur légitimité de l’État, tels que le prophète juridique, dont la légitimité charismatique, pour reprendre le concept weberien, repose sur le travail poétique de mise en forme de son discours, sans lequel il risque à tout moment de tomber dans le discrédit et de passer pour un fou ; ou encore les législateurs-poètes en situation de prophétie juridique comme les canonistes anglais du XIIe siècle étudiés par l’historien Ernst Kantorowicz, et qui furent les premiers à produire une théorie de l’État. Or, ce que l’étude de ces prophètes juridiques enseigne, selon Bourdieu, et qui vaut d’une certaine manière pour les états ultérieurs, c’est que, « pour que la prophétie juridique fonctionne, il faut qu’elle soit auto-légitimante », ils rappellent que « l’État est la fictio juris qui fonde tous les actes de la création juridique ».

La sociologie de l’État doit aussi prendre pour objet les actions les plus quotidiennes, l’achat d’une maison par exemple, qui mettent constamment en œuvre des procédures et des catégories étatiques, comme le révèle la simple observation d’une interaction entre un vendeur et un acquéreur qui, arrivé avec des rêves, repart avec une réalité. Mais pour comprendre les rêves de cet acquéreur, il faut comprendre comment l’accès à la propriété est devenu un rêve, et comment ce rêve a pris forme avec la forte poussée statistique de la propriété dans les années 1970.

Par-delà les fondements d’une sociologie de l’État, cet ouvrage est un superbe document sur le cheminement d’une pensée. D’une pensée qui articule constamment réflexion théorique et analyse de cas empiriques, discutant les grands prédécesseurs, Marx, Weber, Elias, ainsi que les travaux contemporains sur l’État (Anderson, Corrigan et Sayer, Tilly) dans une perspective scientifique bien différente du commentaire érudit. D’une pensée qui ne cesse de réfléchir sur elle-même, livrant, dans un style délibérément anti-mandarinal, ses hésitations, ses méandres, ses difficultés (à embrasser la vaste littérature secondaire, à articuler enseignement et recherche), ses aveuglements passés (le sociologue, qui a tant réfléchi sur le pouvoir symbolique et sur le rôle de l’école dans la reproduction sociale, s’étonne ainsi d’avoir négligé jusque-là celui de l’État). Pour ceux qui l’ont connu et ont suivi ces cours, ce livre fait resurgir l’homme anxieux, exigeant, travaillé par le questionnement intellectuel, habité par la science. Les autres, notamment les jeunes générations, y découvriront la pensée en acte d’un grand savant qui n’a cessé de réfléchir aux conditions du travail intellectuel et de sa transmission.

Gisèle Sapiro