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Le gai savoir : Raymond Chirat

Article publié dans le n°1135 (16 sept. 2015) de Quinzaines

Nous ne faisons pas d’habitude dans la nécrologie. Les quotidiens sont là, qui se chargent de tenir les lecteurs au courant de l’occultation apparente, comme disent les pataphysiciens, des contemporains importants. Et dans notre petit monde, il disparaît chaque jour tant d’artisans qui nous tiennent à cœur que l’on pourrait faire de chaque chronique un obituaire quinzomadaire. Si l’on décide aujourd’hui de ne pas parler de cinéma, mais d’un de ses observateurs les plus attentifs, c’est parce que son décès, une annonce dans le carnet du Monde exceptée, n’a connu aucun écho dans la presse passée à notre portée depuis une semaine, et que c’est là pur scandale.
Nous ne faisons pas d’habitude dans la nécrologie. Les quotidiens sont là, qui se chargent de tenir les lecteurs au courant de l’occultation apparente, comme disent les pataphysiciens, des contemporains importants. Et dans notre petit monde, il disparaît chaque jour tant d’artisans qui nous tiennent à cœur que l’on pourrait faire de chaque chronique un obituaire quinzomadaire. Si l’on décide aujourd’hui de ne pas parler de cinéma, mais d’un de ses observateurs les plus attentifs, c’est parce que son décès, une annonce dans le carnet du Monde exceptée, n’a connu aucun écho dans la presse passée à notre portée depuis une semaine, et que c’est là pur scandale.

Certes, la disparition d’un vieux monsieur de quatre-vingt-treize ans, qui n’a pas écrit de scénarios, ni réalisé de films, ni interprété aucun rôle, n’a pas de raison d’émouvoir le chaland. Mais les rédacteurs des pages cinéma des journaux sont censés être des amateurs, au sens littéral du terme, dont on imagine que les connaissances doivent dépasser l’année écoulée ou la dernière tendance. Consacrer de pleines pages (deux dans Libération, une dans Le Monde) à Wes Craven, mort le 30 août, n’est pas honteux, l’auteur de Scream et de quelques autres titres joyeusement terrifiants méritant bien une oraison funèbre. En revanche, ce qui l’est, honteux, c’est de ne pas avertir leurs lecteurs – il reste peut-être quelques cinéphiles qui n’ont pas encore décroché – que vient de s’effacer définitivement, le 26 août, Raymond Chirat, c’est-à-dire le plus grand historien du cinéma français.

Homme de l’ombre, comme tous ceux qui ont choisi de creuser les archives sans faire profession d’histrion ou de coureur de colloques, il n’avait pas besoin de projecteurs pour exister. Son œuvre rassemblée parlait pour lui, et il n’est pas un amoureux du cinéma français, toutes époques confondues, qui ne se réfère à ses ouvrages (1). On pourrait dire le Chirat, comme on disait jadis le Gaffiot ou le Bailly, s’il n’y avait pas plusieurs Chirat : une grosse vingtaine d’index, de catalogues, de panoramas, de monographies, tous aussi accomplis et nécessaires, malgré Internet et ses divers sites accessibles en un clic.

En écrivant «le plus grand historien», nous avons repris un cliché qui ne signifie pas grand-chose et qu’il aurait contesté. D’autres historiens du cinéma français sont encore là, heureusement, labourant le même territoire avec une obstination du même ordre – Pierre Lherminier, dont le premier tome (1895-1929) des Annales du cinéma français représente une somme admirable (QL n° 1 077), Vincent Pinel ou Paul Vecchiali. Tous issus de l’ancienne école des bénédictins, tentant d’appréhender à eux seuls la totalité du sujet, dans la lignée des précurseurs, Georges Sadoul ou Jean Mitry, avec plus de rigueur méthodique et des sources mieux exploitables. Mais Chirat avait sur eux le privilège de l’âge : il était le seul à avoir connu le cinéma muet. Et dès l’arrivée du parlant, il avait recueilli tout ce qui pouvait l’être et ainsi recopié tous les génériques des films qu’il voyait, constituant un fichier sans égal. Sans égal, car, dans ces années-là, l’historiographie du cinéma était dans les limbes et les films trop peu importants pour mériter qu’on en conserve les traces. Si Gaumont et Pathé, maisons sérieuses, gardaient leurs archives, les autres sociétés de production naissaient et s’évaporaient au gré du vent. Conséquence : bon nombre des films d’avant-guerre ont disparu, dont on ne connaît plus que les notes prises par Chirat durant leur projection.

On ne se débarrasse jamais d’une telle addiction bienheureuse : aux fiches des années trente se sont jointes celles des années quarante et la suite. Toujours pour le plaisir : il eut par ailleurs des occupations honnêtes, comptable puis restaurateur – activité naturelle pour un Lyonnais de souche –, et le cinéma demeurait une route parallèle, arpentée au fil des séances des ciné-clubs lyonnais, ou au sein de la revue Premier Plan de Bernard Chardère, qui publia en 1968 son étude, la première jamais écrite, sur Julien Duvivier. Quant aux fiches, malgré les efforts amicaux, elles restèrent dans leurs boîtes jusqu’en 1975 et l’initiative de la Cinémathèque de Belgique, aucune de nos institutions n’ayant osé l’aventure. Celle-ci édita le Catalogue des films français de long métrage, films sonores de fiction, 1929-1939, inaugurant une série qui, sous divers visages, couvrirait les années 1908 à 1970. Un titre aussi rébarbatif n’était pas de nature à éveiller les masses, mais les cinéphages du temps ne s’y trompèrent pas et l’on en connaît peu qui n’en ont pas fait immédiatement leur usuel (2).

Mais Raymond Chirat n’était pas uniquement un fichiste, dépourvu du sens de la synthèse : ses trois volumes parus chez Hatier mettant en perspective trente ans de cinéma français n’ont rien perdu de leur verdeur – l’encyclopédiste avait un point de vue fort précis et pas sa plume dans sa poche. Sa force était de ne rien privilégier : pas de vache sacrée ni de réputation à prendre en compte. Tous les films devaient être considérés au même titre, qu’ils soient signés Jean Renoir ou André Hugon –, ce qui ne signifie pas que La Chienne et Les 28 Jours de Clairette se valent, simplement que chacun a le droit d’être examiné, sans rejet a priori. Sa connaissance parfaite des cinéastes l’autorisait à tirer de l’oubli des noms comme Albert Valentin, Serge de Poligny ou Bernard-Deschamps, dont il était capable de détailler au débotté la carrière.

Noël Arnaud et François Caradec évoquent Pascal Pia dans leur corespondance : « Si on ne trouve pas, on va demander à Pia. » Il en était de même avec Chirat, ultime recours. Qu’il s’agisse d’identifier une actrice obscure (« est-ce bien Julienne Paroli dans le coin de cette photo d’Adieu Léonard ? ») ou de compléter un générique, il suffisait de lui demander. Par lettre, pour le plaisir d’un courrier, afin de retrouver son écriture déliée, sa courtoisie et sa patte inimitable. Car c’était un styliste, lecteur pointu de Larbaud, de Guitry et de Léautaud, d’une époque où tout ne devait pas être dit en cent quarante signes. Contraint pour ses catalogues à la sécheresse des faits, il se rattrapait dans ses portraits d’acteurs, cette galerie d’excentriques qui ont fait la richesse des films des années trente et quarante, auxquels il a offert, en compagnie d’Olivier Barrot, quatre succulents volumes, hélas épuisés (3). Florelle, Betty Stockfeld ou Jacqueline Delubac n’ont pas trouvé graveur de médaillons plus enthousiaste. Ni Marguerite Moreno, dont il écrivit, en 2003, une biographie (4).

Malgré son statut, pontifier était pour lui un verbe inconnu. Ses présentations de films, qu’il assurait encore il y a peu à l’Institut Lumière (il y avait fondé la bibliothèque qui porte son nom), étaient un régal de pédagogie savoureuse, digressive et souriante, étayée par son savoir sans faille. On aurait pu craindre que cette pratique goûteuse du cinéma disparaisse avec lui. Mais depuis une quinzaine d’années, quelques jeunes historiens réunis autour d’Armel De Lorme et des éditions de l’@ide-mémoire se réclament, avec sa bénédiction et son appui, de l’école Chirat : recherches encyclopédiques infinies, points de vue critiques acérés. Les douze volumes déjà parus de l’Encyclopédie des longs métrages français de fiction 1929-1979 sont là pour assurer que l’héritage est en bonnes mains. La continuité est assurée. Merci pour lui.

1. Une anecdote : en 1998, à la mort de l’actrice des années trente Colette Darfeuil, l’article du Monde, signé par le responsable cinéma de l’époque, un grand nom du métier, fut entièrement « emprunté », à la virgule près, à une notice rédigée par Chirat vingt ans plus tôt.
2. Les ouvrages suivants furent composés avec d’autres érudits du même calibre : Roger Icart, Jean-Claude Romer, Éric Le Roy, Olivier Barrot, Maurice Bessy et André Bernard.
3. Ciné-clubs, 250 acteurs du cinéma français 1930-1960 a été réédité par Flammarion en 2010.
4. Aux éditions du Rocher, dans la même collection que son Salut à Louis Jouvet (2002).

Lucien Logette

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