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Le jaune serein de Gauguin

 L’Exposition universelle de 1889 nous a laissé quelques images fortes : la tour Eiffel, toute neuve, dominant le théâtre d’un monde nouveau sur le Champ-de-Mars. 28 millions de visiteurs. Pendant six mois ils contemplèrent, exposés dans un « enclos », 300 « indigènes ». Les Beaux-Arts ont leur palais. Gauguin s’en sait d’avance écarté. Il prend les devants. Ce fut l’origine de la Suite Volpini, pièce maîtresse de l’évolution et de l’évaluation de l’art de Gauguin.
 L’Exposition universelle de 1889 nous a laissé quelques images fortes : la tour Eiffel, toute neuve, dominant le théâtre d’un monde nouveau sur le Champ-de-Mars. 28 millions de visiteurs. Pendant six mois ils contemplèrent, exposés dans un « enclos », 300 « indigènes ». Les Beaux-Arts ont leur palais. Gauguin s’en sait d’avance écarté. Il prend les devants. Ce fut l’origine de la Suite Volpini, pièce maîtresse de l’évolution et de l’évaluation de l’art de Gauguin.

La Suite Volpini, nom connu des seuls historiens de l’art. Mieux connu à présent grâce à une exposition – du musée Van Gogh à Amsterdam à celui de Cleveland. Le catalogue est, plus qu’un catalogue, un richissime ouvrage sur l’avancée de Gauguin « vers la modernité », ou, plus largement, à partir de Gauguin, l’avancée de la peinture vers la modernité. De Van Gogh à Cézanne. Nous devons ce livre à un éditeur aventureux et avisé qui, prenant appui sur l’exposition d’une « exposition », conduit le lecteur aux étapes les plus décisives de l’œuvre de Gauguin, souvent simplifié.

M. Volpini était propriétaire d’un grand café. Il accepte que Gauguin et quelques amis accrochent chez lui leurs œuvres d’un art « impressionniste et synthétiste ». Pour couvrir les frais de cette exposition Gauguin crée un portfolio de onze lithographies sur zinc. Les sujets de ces zincographies sont liés à des lieux de la vie de Gauguin : la Bretagne, la Martinique, Arles. Des moments où le peintre a trouvé de nouveaux sujets. Mais plus que ces « motifs » peut surprendre leur présentation. En dehors de la première des onze (un jeu sur le cygne et le signe autour du profil d’une adolescente) collées sur la couverture, dix estampes sont tirées, à grande marge, sur du papier jaune serin.

Gauguin ne s’est guère expliqué sur le choix de cette couleur. Elle était à la mode. Whistler avait organisé un vernissage de ses œuvres voué au jaune : les cimaises, les rideaux, son nœud papillon, ses chaussettes, tout jaune. La collection de livres alors la plus répandue était celle des livres jaunes des éditions Charpentier. Ce sont les Romans parisiens de Van Gogh en 1887.

À Arles Gauguin observe la place insistante – symbolique ? – que tient le jaune serin dans l’œuvre de son ami. Van Gogh projetait même de décorer la chambre de Gauguin à son arrivée de peintures de tournesols. Le jaune de Gauguin s’est enrichi du jaune de Van Gogh. Gauguin écrira : « dans ma chambre jaune des tournesols aux yeux violets se détachaient sur un fond jaune, les bouts de leur tige plongés dans un vase jaune sur une table jaune ».

La récurrence du jaune s’accompagne en même temps chez Gauguin de la récurrence de certains traits du sujet et peut-être, me semble-t-il, d’un rapport à peine crypté avec un autoportrait secret de Gauguin. D’un de ses autoportraits, offert par lui à Van Gogh, il écrit : « C’est je crois une de mes meilleures choses absolument incompréhensible, tellement il est abstrait. »

Nous pouvons suivre cette « abstraction » sur le motif qui occupe la moitié des gravures de la Suite Volpini : les Bretonnes, Bretonnes au bain, Bretonnes nues, Bretonnes adolescentes, Bretonnes de dos, Bretonnes au sexe ambigu. Comme Proust passait du il au elle, du elle au il dans la description du Chanteur persan de Gustave Moreau. Proust parlait du « monde mystérieux de Gustave Moreau ». Un bois sculpté dont le motif est celui de la baigneuse est intitulé par Gauguin : « Soyons mystérieuses » (1890). Le mystère on peut en déchiffrer des traits dans la constance d’un profil, identique chez les Bretonnes, chez une jeune négresse ou dans l’un des adolescents des Jeunes lutteurs : lutte, étreinte ?

L’énigme régnant sur le motif, Gauguin la met en évidence par le titre, traduit en « quoi de neuf ? » du célèbre tableau de Dresde (1893), où deux Tahitiennes sont assises à distance l’une de l’autre sur un fond jaune : une plage de sable, traduit-on ce sujet incertain.

L’année suivante, Bretonne en prière se déchiffre moins en sujet énigmatique qu’il ne se lit en vérité de la peinture : la robe de la Bretonne occupe presque tout le panneau. Figure et fond, le jaune règne.

À défaut de visiter l’Exposition Volpini, les illustrations du livre nous permettent de suivre la route de Gauguin « vers la modernité ». Les figures cardinales – motif et fond, voire support – en sont les baigneuses bretonnes. Les Grandes Baigneuses de Cézanne en 1900 accompliront cette « modernité ». 

Georges Raillard

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