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Parmi les matières que parfois les conservatoires qualifient pompeusement de « disciplines d’érudition », figurent principalement l’analyse et l’histoire de la musique, qu’un même souci anime : réduire la différence à l’identité.
Parmi les matières que parfois les conservatoires qualifient pompeusement de « disciplines d’érudition », figurent principalement l’analyse et l’histoire de la musique, qu’un même souci anime : réduire la différence à l’identité.

Comme le montre le philosophe de la musique américain Kevin Korsyn (1), l’analyse et l’histoire s’opposent comme s’oppose le dedans au dehors (l’analyse musicale traite les morceaux « comme des entités fermées, figées ») tout en entretenant une secrète complicité : toutes deux reposent sur le dualisme texte/contexte.

Une certaine analyse – celle que Bergson dénonçait sans penser spécialement à la musique – s’attache d’ailleurs à ce que n’est pas une œuvre. Je me souviens des efforts que, devant un Michaël Levinas justement ironique, j’avais déployés pour faire entrer tel allegro de Beethoven dans le moule d’une structure prédéterminée (la « forme sonate ») : le morceau en question n’existait plus vraiment dans sa singularité.

Mais il existe d’autres types d’analyse. Korsyn fait appel à l’analyse dialogique de Mikhaïl Bakhtine. Pour celui-ci, personne n’est jamais le premier locuteur, « celui qui trouble le silence éternel de l’univers ». Bakhtine met en avant la stratification sociale (qu’il appelle « heteroglossia ») que font apparaître les textes. Cette approche peut inspirer l’analyse musicale et aller à l’encontre de son inclination à voir en toute œuvre la résolution de contradictions. Korsyn prend l’exemple d’un quatuor de Brahms dans lequel un commentateur avait cru pouvoir relever une synthèse de références mozartiennes et beethovéniennes ; pour lui, au contraire, les voix demeurent séparées, c’est la non-convergence qui importe.

Ainsi l’analyse dialogique, en partant d’une apparente unité pour aller vers l’hétérogénéité, inverse-t-elle la réduction habituelle de la différence à l’identité. Cette unité qu’on recherche à tout prix, Terry Eagleton a soutenu qu’elle correspondait à l’idée – qui s’est affirmée à la fin du XVIIIe siècle – selon laquelle l’œuvre d’art est une sorte de sujet. Du coup, c’est notre propre unité qui est en jeu : le sujet unitaire devient le modèle de l’œuvre d’art autonome comme de la continuité historique.

C’est ainsi, note Korsyn, que « la répression de l’hétérogénéité en analyse répond à la répression de la discontinuité en histoire ». À cette fin, les histoires de la musique se servent, selon lui, de « contextes privilégiés » destinés à limiter l’étendue des questions qu’on peut se poser sur la musique : l’œuvre du compositeur ; la période stylistique ; la comparaison entre différents arts de la même époque (comme s’il y avait une essence commune) ; l’histoire des genres, le genre (la symphonie, par exemple) devenant un protagoniste du récit, une « entité supra-individuelle » qui persiste à travers le temps ; la reconnaissance d’une influence, flèche qui relie un musicien à un autre, etc.

Bien sûr, ceci n’est pas propre à la musique : « Comme Foucault l’a montré pour l’histoire des idées, les historiens ont tendance à traiter la différence comme quelque chose devant être explicité. » Ils neutralisent le changement en postulant un univers de stabilité, et le rendent ainsi moins menaçant. De la même façon, le musicologue Leonard B. Meyer a parlé d’un « axiome de permanence » qui sous-tendrait « presque toutes les formes de compréhension humaine ».

Pour montrer les ravages de l’idéologie unitaire, Kevin Korsyn prend l’exemple de l’analyse par Jean-Jacques Eigeldinger des Préludes pour piano de Chopin : « les vingt-quatre Préludes sont un cycle, dit Eigeldinger, en vertu d’une cellule motivique omniprésente qui assure son unité à travers une diversité de textures ». Cette cellule « génératrice », qui serait faite d’une sixte ascendante suivie d’une tierce descendante (du type : sol-mi-do), il faut parfois aller la chercher très loin ! Bel exemple, dit Korsyn, de réification d’un texte. Passant de l’analyse à l’histoire, il cite un auteur qui, alléguant une influence Chopin/Debussy, révèle une préoccupation du même ordre : « au-delà des discontinuités évidentes de leur musique réside une tradition commune ».

Selon Korsyn, nous avons besoin de paradigmes accueillant la discontinuité ; et la théorie de la « méprise » (« misprision ») de Harold Bloom répond à cette exigence. Dans son livre The Anxiety of Influence (1973) (2), Bloom s’intéresse à la manière dont les poètes s’évadent de l’influence de leurs devanciers ; il rejette la notion traditionnelle d’influence comme réception passive ou comme imitation, établissant les bases d’une théorie de l’originalité et de ce que Fredric Jameson a pu appeler une « intertextualité négative ».

D’où six « rapports révisionnaires » qui définissent autant de modes de « mélecture » (« misreading ») du précurseur par son successeur. Essayons de les appliquer à la musique.

  1. Clinamen : « le poème précurseur, ayant évolué avec exactitude jusqu’à un certain point, aurait ensuite dû faire dévier sa trajectoire dans la direction même que le nouveau poème a empruntée ». On pourrait penser à l’infléchissement par Berg du dodécaphonisme de Schoenberg.

  2. Tessera : « Le poète “complète” son précurseur de façon antithétique, en lisant le poème parent de façon à en retenir les termes tout en leur conférant une signification différente, comme si le précurseur n’était pas allé assez loin. » Ainsi Debussy a-t-il pu hériter des innovations harmoniques de Fauré tout en abandonnant le caractère « fonctionnel » dont elles relevaient encore.

  3. Kenosis : « Le poète successeur, se vidant de son inspiration divine et de son imagination créatrice, semble s’humilier au point de cesser d’être poète, mais ce déclin se fait en lien avec le poème déclinant de son précurseur, de sorte que le précurseur lui-même s’en trouve également vidé ». Ainsi de l’épuisement du système tonal chez Wagner et de l’atonalité qui en est résultée pour Schoenberg.

  4. Dæmonisation : « Le poète successeur s’ouvre à ce qu’il croit être, dans le poème parent, un pouvoir qui n’appartient pas au parent lui-même, mais qui relève d’un niveau de réalité dépassant le précurseur. » Avec sa Symphonie pastorale, Beethoven n’a pas eu l’intention d’écrire de la musique à programme, mais la génération romantique (Berlioz, Liszt…) y a vu la source d’une nouvelle esthétique.

  5. Askesis : « Il [le poète] abandonne une partie de ses dons humains et imaginatifs de façon à se séparer des autres, y compris de son précurseur. » La solitude des Chants de l’aube de Schumann les coupe radicalement des « pièces de genre » auxquelles ils pourraient sembler appartenir.

  6. Apophrades : « Le retour des morts. […] le nouveau poème, une fois terminé, ne donne nullement l’impression d’avoir été écrit par le précurseur ; bien au contraire, on dirait que c’est le poète successeur lui-même qui est l’auteur des œuvres les plus caractéristiques de son précurseur ». En écoutant la Symphonie n° 97 de Haydn, on peut avoir le sentiment qu’elle a été composée par Beethoven.

Mais le texte de Bloom, qui s’apparente lui-même davantage à un poème qu’à un essai, est difficile, et la présente tentative un peu aventurée…

  1. Kevin Korsyn, « Beyond Privileged Contexts : Intertextuality, Influence, and Dialogue », in Nicholas Cook et Mark Everist (dir.), Rethinking Music, Oxford University Press, 1999, pp. 55-72.
  2. Récemment traduit en français : Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, Aux forges de Vulcain, 2013.
Thierry Laisney

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