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Le poids du secret

Article publié dans le n°1221 (05 nov. 2019) de Quinzaines

Le dernier roman de Mazarine Pingeot met en scène le parcours de vie de Mathilde, une « fille de » qui, sur un fond de violence à la fois physique et psychique, se fait violer par un Prix Nobel de la paix. Réussira-t-elle à reconstruire une existence (sentimentale, familiale, etc.), sans céder sous le poids de ce lourd secret ? Parviendra-t-elle à transcender les mécanismes psychologiques de répétition et de domination ?
Le dernier roman de Mazarine Pingeot met en scène le parcours de vie de Mathilde, une « fille de » qui, sur un fond de violence à la fois physique et psychique, se fait violer par un Prix Nobel de la paix. Réussira-t-elle à reconstruire une existence (sentimentale, familiale, etc.), sans céder sous le poids de ce lourd secret ? Parviendra-t-elle à transcender les mécanismes psychologiques de répétition et de domination ?

Le dernier ouvrage de Mazarine Pingeot, Se taire, plonge le lecteur dans les eaux troubles et souterraines de l’existence sinueuse de Mathilde Léger (et ce sur plus de deux décennies), une « fille de » qui, violée à l’âge de 20 ans par le prince T. – un Prix Nobel de la paix – dans le cadre d’une banale séance de photographies, tente de transcender la dialectique destructrice du poids du silence qui s’oppose à la nécessaire dénonciation. À hue et à dia, l’héroïne, embourbée dans les méandres de ce roman sombre, puissant et à l’écriture tendue, cherche à reconstruire une identité meurtrie et à survivre. Mais parviendra-t-elle véritablement à se soustraire aux mécanismes psychologiques qui l’oppressent ?

Mazarine Pingeot, agrégée et docteure en philosophie, est écrivaine et scénariste. Elle est notamment l’auteure d’une douzaine de romans, dont Bouche cousue en 2005 (récit autobiographique à l’intention de l’enfant qu’elle désire avoir), Bon Petit Soldat en 2012 (qui pose la question douloureuse et complexe du positionnement par rapport à l’identité et à la filiation de François Mitterrand), Les Invasions quotidiennes en 2014 (ou comment ne pas passer à côté de sa vie, quand on est mère de deux enfants et séparée d’un mari envahissant et manipulateur) et Magda en 2018 (qui interroge la force des liens familiaux).

Se taire, qui est certainement le thriller le plus profond et le plus absorbant des opus de cette écrivaine du secret familial et de l’archéologie de l’identité, s’inscrit pleinement dans cette veine à la fois narrative et philosophique dans laquelle les êtres sont métaphysiquement et éthiquement écartelés entre les ténèbres du silence et l’impérieuse nécessité d’une parole rédemptrice. L’écriture vibrante et cathartique de Mazarine Pingeot constitue à nouveau l’espace privilégié d’une introspection collective : comment (ré)agir quand on a été victime d’une agression sexuelle d’autant plus odieuse que la célébrité qui l’a commise passe pour un parangon de vertu ? Comment, après cela, reformer un couple harmonieux, élever son enfant, faire face aux pressions familiales, sociales, médiatiques ?

Des maux aux mots

Articulé en six parties qu’on traverse comme un fleuve intranquille, le roman est doté d’un incipit particulièrement ouvragé : Mathilde, 20 ans, « aux joues roses et au teint frais », est la fille du plus grand chanteur français. Dans la maison d’Hyères où elle s’est rendue en 2012 pour réaliser quelques photographies, elle est victime d’un viol, dont Mazarine Pingeot évoque le déroulement et l’atmosphère de la même manière que le dernier Bacon (1971-1992) peignait : en appliquant une technique capable de concilier l’intensité de la suggestion à la précision des gestes, des souffles, du ressenti intérieur, et ce en s’inspirant de la photographie et du cinéma, propices à la restitution du frémissement de l’émotion et du mouvement de la vie. La place de l’image – celle que l’on a de soi, que l’on donne de soi ou que les autres ont de vous – y joue un rôle central et crucial. Or Mathilde en parle à sa famille qui, par peur du scandale, l’invite à se taire. Ce n’est que six ans après que la jeune femme se décide à déposer une main courante – avant que, bien plus tard, l’affaire n’éclate, contre son gré, dans la presse.

Après un tel déchirement, replonger « aux rebours de l’intime » n’est pas chose aisée, car pèse sur Mathilde la chape de plomb de la tradition familiale, faite de non-dits et d’apparences. Comment ne pas dérailler quand on est face à la perte d’intégrité et à une lente catabase psychologique combinant insomnies, mots étouffés et hallucinations visuelles ? Le récit de la vie de Mathilde s’apparente proprement à l’esthétique de la tragédie grecque : elle essaie d’échapper à la spirale infernale de son destin en reprenant ses études (qui la conduiront à un doctorat en urbanisme) ; en formant un couple avec Fouad, un Égyptien d’Alexandrie naturalisé français, âgé d’une trentaine d’années, en grande demande de reconnaissance sociale, qui s’avérera être un mari possessif, dominateur, obsessionnel, violent, puis un ex-compagnon envahissant ; en élevant le fils de Fouad, Victor, à qui, adolescent, elle confiera son terrible secret. Mathilde, longtemps muselée par son appartenance sociale et pour mettre fin à la lente déliquescence de sa vie, va se rendre, plus de vingt ans plus tard, chez le même Prix Nobel et régler, de façon ambiguë, la question de la vengeance et le fantasme du pardon.

Se taire, qu’irriguent à la fois le sens de la formule et un plaisant souffle narratif, se distingue donc avantageusement non seulement par son style permettant au mot juste et à l’art litotique du peu d’éclore comme à la scène romanesque de gagner une indispensable épaisseur visuelle et humaine, mais encore par sa profonde dimension psychologique (mettant en scène un inconscient traumatisé) et philosophique (où questionnement existentiel et étonnement éthique se conjuguent) qui constitue un appel vibrant à la conscientisation et à la prise de parole.

Franck Colotte

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