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Amants du secret des choses

La formule « amant du secret des choses » est de Cendrars, au singulier car il se désigne ainsi lui-même en 1945, au moment où paraît L'Homme foudroyé, qui inaugure, après le silence angoissé des premières années de l'Occupation, la prodigieuse tétralogie romanesque qui sera son chant du cygne.
Blaise Cendrars
Histoires vraies (Gallimard)
Victor Segalen
Histoires fantastiques (Atelier de l'Agneau)
La formule « amant du secret des choses » est de Cendrars, au singulier car il se désigne ainsi lui-même en 1945, au moment où paraît L'Homme foudroyé, qui inaugure, après le silence angoissé des premières années de l'Occupation, la prodigieuse tétralogie romanesque qui sera son chant du cygne.

Qu'est-ce donc que « le secret des choses » pour deux des plus grands poètes du XXe siècle, et quel rapport ce secret, en admettant que l'écriture puisse le mettre au jour, entretient-il avec la notion de vérité ? La réédition de textes courts de Segalen et de Cendrars, textes qui n'étaient plus facilement accessibles, permet autour de cette question un rapprochement peut-être fructueux.

Il semble d'abord que l'oeuvre hautaine et fortement ésotérique du premier, si marqué par le symbolisme, et celle du second, qui non seulement fait sienne la proclamation de Rimbaud (« Il faut être absolument moderne »), mais encore y mêle la sarcastique formule de Lautréamont (« La poésie sera faite par tous, non par un ») en paraissant la prendre au pied de la lettre, se situent aux antipodes l'une de l'autre.

Il y aurait même quelque provocation à vouloir comparer le conte fantastique que Segalen publie en revue, donc à titre confidentiel, en 1907 (« Dans un monde sonore »), ou ceux qui ne furent connus (trois sur les quatre retenus ici par Jean Esponde) que dans des recueils posthumes ­ donc après 1919 ­ aux Histoires vraies de Cendrars, destinées à la grande presse et réservées par préférence à Paris-Soir, le quotidien de Pierre Lazareff, avant la débâcle de 1940. Segalen et Cendrars furent tous deux des voyageurs du monde entier, l'un par profession (médecin de la marine), l'autre par insatiable curiosité, tous deux poètes et explorateurs du réel, mais cela suffit-il à leur trouver des préoccupations littéraires communes ? À l'évidence, non.

Pourtant, la relation que les deux séries de récits tissent avec la représentation des réalités objectives sur lesquelles elles s’appuient se révèle, à l’examen, analogue. Leurs auteurs sont des esprits rationnels, des agnostiques qui, par une forme de détachement ironique, discret chez Segalen, mis en scène chez Cendrars, entendent bien prouver à leur public qu’en matière de respect du monde concret on ne la leur fait pas.

Ainsi, dans un texte aussi chargé de folie latente que « La tête », écrit en se remémorant un épisode iconoclaste du voyage accompli en 1909-1910 en Chine, Segalen évoque-t-il la décollation d’une statue de temple en ruine, forfait réalisé avec la complicité de l’ami Gilbert de Voisins, compagnon et mécène du périple, en partant d’une description très réaliste de la scène (comment la tête fut abattue à coups de hache en soudoyant des paysans, comment elle fut volée et emportée). Rien là que de très « matter of fact ».

Mais Segalen n’a pas plus tôt établi la solidité des assises de son récit qu’il le fait sans délai déraper avec jubilation vers l’impossible. La tête échappe à son bourreau, s’enfuit, emprunte des sentiers montagnards, subit diverses métamorphoses, cependant qu’un dispositif scénique retors associe au surgissement du fantastique une femme à la limite de la suffocation érotique, spectatrice émotive que le conteur entendait bien séduire et qu’il réduit à sa merci. L’ensemble, très efficace, équivaut à peu près à une métaphore de l’acte de poésie. Avec du réel de reportage, j’ai fabriqué du rêve et ce réel est plus vrai que le vrai, son effet sur une âme sensible le prouve.

Dans Histoires vraies , une prétendue fidélité au « contrat de confiance » du journalisme, et dont nombre d’éléments seront réutilisés par Cendrars presque dix ans plus tard dans ses pseudo-autobiographies inaugurées par L’Homme foudroyé, un narrateur doué d’une tchatche phénoménale se campe solidement sur des souvenirs vécus pour bâtir à partir d’eux d’étourdissantes fantasmagories verbales. L’écriture y retrouve – support oblige, celui du feuilleton –, un cran au-dessus mais sans trahir la verve naïve de l’oralité, le ton assertif de la littérature populaire pratiquée notamment par l’ami Gustave Le Rouge (Cendrars avait découpé en 1919 ses propres Poèmes élastiques dans la prose de celui-ci), mais cette affectation de véracité est criblée de pièges.

Souvenirs vécus, en effet, matériel concret certes, mais il suffit de s’entendre sur le sens de l’adjectif « vécu », à l’aide de l’impeccable travail exégétique de Claude Leroy, pour découvrir combien il diffère de celui de la langue commune.

Vivre, pour Cendrars poète de sa propre vie, cela signifie, aussi bien que jouer des muscles, bouger son corps, faire galoper son imagination dans les vastes pampas de la lecture, le mors aux dents (convoquer des légendes du Sseu-Tch’ouan qui narrent l’activité dangereuse des statues blessées). Plus encore qu’un voyageur, un baroudeur qu’il fut aussi, plus que l’amateur d’émotions fortes et d’expériences limites qui s’engagea dans la Légion étrangère en août 1914 et y perdit le bras droit, Cendrars était un contemplatif et un lecteur forcené qui traînait partout des caisses de bouquins et fréquenta assidûment toutes les grandes bibliothèques des pays où il passait. Tout comme Segalen, homme d’action et – surtout – de cabinet.

Souvenir vécu, contact avec le réel ; c’est d’abord pour Cendrars le souvenir de lectures en tous sens et le contact avec l’expérience réelle d’une sensation livresque forte. Une des plus belles Histoires vraies, et sans doute la plus constamment poétique, s’intitule « En Transatlantique dans la forêt vierge », et conte, en 1935 dans le quotidien Le Jour , la remontée de l’Amazone depuis son delta jusqu’à Manaus et Para. Formidable croisière touristique « vécue » et « vue » au jour le jour, à la nuit la nuit, où ne manquent ni les lourdes vapeurs équatoriales ni « le souffle rauque des lamantins », d’autant plus vraie que l’auteur ne l’a jamais connue. Ô Chateaubriand !

Au cours de ses trois longs séjours brésiliens, rien n’indique que Cendrars ait jamais abordé le territoire aquatique d’un vert intense qui borne au Nord-Ouest l’immense pays. Mais il avait lu, dans l’enfance sans doute, et relu, j’en jurerais, pour l’occasion, un des plus beaux Jules Verne fondés sur un cryptogramme et son interprétation, l’admirable Jangada. Huit cents lieues sur l’Amazone (1881), dont il utilise à rebours la trame (la jangada, vaste radeau flottant, descendait le cours du fleuve de Manaus à Bélem).

Ailleurs, Cendrars présente comme « histoire vraie » l’invraisemblable aventure de « l’égoutier de Londres », un Anglais rencontré dans les tranchées et qui aurait découvert sans l’utiliser le moyen de gagner par les égouts le trésor caché de la Banque d’Angleterre, un scoop qui reservira, autrement agencé, dans la très personnelle chronique de 1946, La Main coupée. Presque toujours le narrateur des Histoire se donne pour acteur, protagoniste, au moins témoin des événements auxquels leur révélation dans un discours à la première personne confère le statut de vérité établie. Mais il s’agit là d’une vérité intérieure, celle de l’élaboration mentale, de la construction esthétique du réel tel que le poète, qui en a soupé du monde banal, se le rend assimilable, selon la même logique qui, à la question posée par le journaliste Nino Frank en 1929 (« Blaise Cendrars est-il votre vrai nom ? »), répondait : « C’est mon nom le plus vrai ».

Poète né en 1878, en plein symbolisme, Segalen méprisait le réel trivial, ce que Breton appellera « la vie des chiens ». La vérité pour lui, afin qu’elle fût vivable, ne pouvait demeurer celle du monde objectif, bien perçu pourtant et non déformé, il fallait que la pierre philosophale de la poésie vînt la métamorphoser et la rendre acceptable, sinon comestible. En cela fils spirituel de l’esprit le plus subtilement subversif de son temps, Remy de Gourmont, il adhérait à la philosophie esthétique du « rat mangeur de livres », tout comme Cendrars, son cadet de neuf ans, qui vouait au même Gourmont un véritable culte et vit un signe du destin dans le fait que celui-ci était mort, sans qu’il le sût, la veille de son amputation.

Histoires vraies sort en Folio et bénéficie du soin qu’une maison célèbre apporte à ses « produits », même en poche. Le Segalen paraît chez un toutpetit éditeur spécialiste de poésie, mais il est bien présenté, et notes et postface sont de qualité. Leur auteur, Jean Esponde, est philosophe et voyageur impénitent. Il vient de publier chez le même éditeur Éphèse, l’exil d’Héraclite, une promenade rêverie en Asie Mineure sur le site où vécut le Grec mystérieux dont subsistent si peu de fragments : un petit volume de très bon aloi.

Maurice Mourier

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