Sur le même sujet

A lire aussi

Le XVIIIe siècle en musique

Article publié dans le n°1016 (01 juin 2010) de Quinzaines

    Si les réalisations proprement musicales de l’organiste et compositeur anglais Charles Burney (1726-1814) ne l’ont pas fait passer à la postérité (pour mémoire, il a adapté pour la scène londonienne Le Devin du village de Jean-Jacques Rousseau), en revanche les journaux des deux voyages qu’il entreprit afin de rassembler les matériaux utiles à l’œuvre de sa vie, la General History of Music (1776-1789, 4 vol.), sont devenus « un observatoire privilégié d’où l’on scrute inlassablement le XVIIIe siècle musical » (Michel Noiray).
Charles Burney
Voyage musical dans l'Europe des Lumières
    Si les réalisations proprement musicales de l’organiste et compositeur anglais Charles Burney (1726-1814) ne l’ont pas fait passer à la postérité (pour mémoire, il a adapté pour la scène londonienne Le Devin du village de Jean-Jacques Rousseau), en revanche les journaux des deux voyages qu’il entreprit afin de rassembler les matériaux utiles à l’œuvre de sa vie, la General History of Music (1776-1789, 4 vol.), sont devenus « un observatoire privilégié d’où l’on scrute inlassablement le XVIIIe siècle musical » (Michel Noiray).

Publiés la première fois respectivement en 1771 et en 1773, ils se rapportent, l’un à un voyage en France et en Italie (effectué en 1770), le second à un voyage en Allemagne et aux Pays-Bas (datant de 1772). Leur traduction par Michel Noiray, très agréable à lire, est d’un tel classicisme qu’on la croirait due à un auteur français du temps de Burney. Seule réserve, l’expression qui résulte de ce souci d’élégance peut sembler, ici ou là, plus apprêtée que celle du texte original.

Enthousiaste à un degré rare, Burney ne ménage pas sa peine pour glaner le moindre renseignement auprès d’un exécutant, d’un compositeur ou d’un théoricien. Tous, en partie grâce aux lettres de recommandation qui le précèdent ou l’accompagnent, le reçoivent avec les égards dus à un confrère passionné ; il soumet à quelques-uns le plan de son Histoire de la musique. Sans relâche, il assiste aux concerts et aux représentations qui s’offrent à sa curiosité, et si d’aventure il est souffrant, il décide de « mettre à l’épreuve le pouvoir médicinal de la musique » plutôt que de garder la chambre. Il visite les écoles de musique, les bibliothèques et les librairies (celles-ci lui font accroître dangereusement son bagage), les églises ; les orgues l’intéressent particulièrement et, plus généralement, il nous donne des informations relevant de ce qu’on n’appelait pas encore au XVIIIe siècle l’organologie (l’étude des instruments de musique). Il écoute les musiciens ambulants, la musique des rues et celle des processions. Les observations de Burney sur tous ces sujets, ainsi que les multiples anecdotes et autres éléments biographiques qu’il nous livre sur les artistes qu’il côtoie, ont été et restent évidemment une mine pour l’historien. Si dans le premier journal il n’est presque question que de musique, le second (sur la suggestion de lecteurs du premier) fait place à d’autres considérations, comme celles qu’inspirent à Burney la filouterie et la brutalité des postillons, ou encore (à Vienne) le spectacle organisé d’entre-déchirements d’animaux sauvages.

Burney pense et écrit dans le prolongement de la Querelle des bouffons, cette polémique esthétique née en 1752 et qui opposa en France les partisans de l’opéra français (la tragédie lyrique, qu’ont illustrée Lully et Rameau) à ceux de l’opéra italien. L’un des moments marquants de cette « guerre » fut la publication par Rousseau (en 1753) de sa Lettre sur la musique française, où il déclare notre langue « peu propre à la poésie, et point du tout à la musique ». La position de Burney est sans équivoque : s’il tient la mélodie italienne pour « le langage musical commun de l’Europe entière », il écrit par exemple à propos d’une chanteuse qui tient un rôle dans un opéra de Grétry qu’« elle ne sait pas la musique et elle est née française, deux obstacles non négligeables à la bonne manière de chanter ». Burney n’estime pas davantage les compositeurs français de musique instrumentale, puisque lorsque la fille de Diderot lui joue du clavecin, il note : « Quoiqu’elle me fît le plaisir de jouer plusieurs heures, je n’entendis pas un seul morceau français : tout était italien et allemand, d’où il n’est pas difficile de juger le goût musical de M. Diderot. » Outre Diderot et Rousseau, « un petit homme au visage animé et intelligent, avec des sourcils noirs et de petits yeux noirs et perçants », Burney rencontre Voltaire (à Ferney), qui « se plaignit de sa décrépitude ».

Le récit du voyage en Italie est dominé par les figures de Galuppi à Venise (Galuppi dont Burney apprécie la « définition de la bonne musique » : grâce, clarté et bonne modulation), de Farinelli et du père Martini à Bologne (où Burney rencontre aussi « M. Mozart [Leopold] et son fils »). À Naples, où il arrive « tout enflammé par l’espoir du plaisir », Burney s’entretient notamment avec les compositeurs Piccinni et Jommelli. À Vienne, qu’il regarde comme la capitale de la musique allemande, Burney rencontre lors du second voyage les compositeurs Gluck et Hasse, et le poète et librettiste Métastase. Comme Burney lui demande la liste de ses œuvres, Hasse (musicien assez clairvoyant pour avoir prophétisé du jeune Mozart : « cet enfant nous fera tous oublier ») lui répond qu’il « [prend] davantage de plaisir à procréer qu’à préserver sa descendance ». Quant à Métastase, qui passa plus d’un demi-siècle à Vienne comme poète impérial de la cour d’Autriche, Burney remarque qu’il « se moque de l’inspiration poétique et écrit un poème aussi facilement qu’un horloger ferait une montre, au moment qu’il lui plaît et sans autre raison que la nécessité de le faire ». Burney admire que dans la musique de Gluck « on trouve souvent de la mélodie, et toujours de la mesure (…) bien qu’elle soit faite sur des paroles françaises, et pour un grand opéra français ». À Potsdam, Burney rencontre Frédéric II, roi de Prusse et excellent flûtiste, à qui son maître Quantz crie bravo ! à la fin de ses solos, « privilège qui ne semble être accordé à aucun autre musicien de l’orchestre », note Burney avec une feinte naïveté.

Préférant la monodie harmonisée au style « sévère » (le contrepoint), Burney aime mieux la musique de son temps (l’ère du style galant) que celle des époques précédentes, à l’inverse des « déclinologues » dont il constate la pérennité : « je ne vois guère d’époque, depuis Platon, où l’on n’ait pas déploré la dégénérescence de la musique, ni accusé les modernes de l’avoir corrompue ». S’il rejette, comme on l’a vu, les musiciens français, c’est en partie à cause de leur prétendu conservatisme. De la même façon, il admire la « variété d’idées neuves » de Carl Philipp Emanuel Bach (rencontré à Hambourg) et juge à propos de Jean-Sébastien, son père, que sa « prédilection pour l’harmonie [il faut comprendre la polyphonie] ne pouvait s’exercer qu’aux dépens de la mélodie et de l’expression ». Les historiens ultérieurs ont d’ailleurs souvent reproché à Burney d’avoir voulu trouver dans le passé des preuves de la supériorité du présent. Quant aux erreurs d’appréciation de l’auteur sur ses contemporains, il est un peu facile de les relever aujourd’hui ; un exemple tout de même : le compositeur Stamitz est comparé à Shakespeare alors que Haydn (au milieu de sa vie, il est vrai) est mentionné comme l’auteur d’« exquis quatuors ».

Sag mir wo die Männer sind, disait la chanson (1). Les plus beaux moments sont peut-être ceux où Burney fait revivre les obscurs, ceux qui n’ont pas laissé de nom dans l’histoire. Voici, à Turin, les frères Bezozzi (l’un joue du hautbois, l’autre du basson), deux vieux célibataires « animés d’une même volonté, qui les a toujours fait vivre ensemble dans la plus parfaite harmonie, comme en témoignent leurs habits, identiques en tout point jusque dans leurs boutons et dans les boucles de leurs chaussures ». Voici, à Naples, le Signor Casaccia, chanteur d’opéra, dont la puissance comique était telle que « toute la salle se mettait à rugir dès qu’il apparaissait ». Voici tous les oubliés qui, par la grâce du témoignage de Burney, appartiennent au même monde que les « grands », à cet autre monde, le seul qui vaille, où les hommes ne meurent pas.

1. La chanson Sag mir wo die Blumen sind, qu’interprétait Marlène Dietrich.

Thierry Laisney

Vous aimerez aussi