Lecture de psychanalyste : Aharon Appelfeld

Article publié dans le n°1179 (16 sept. 2017) de Quinzaines

Exercer ce métier – « impossible », selon Freud – de psychanalyste, c’est tendre son oreille et ses perceptions vers la présence de l’inconscient, vers les ressorts de la créativité, vers les modalités – étranges parfois – de la survie psychique. Supposons que cette orientation de l’attention infiltre tout le rapport au monde, aux autres, à l’art et à la littérature, au politique… Nos lecteurs discerneraient et partageraient peut-être, dans cette page à paraître un numéro sur deux, ce cheminement particulier.
Exercer ce métier – « impossible », selon Freud – de psychanalyste, c’est tendre son oreille et ses perceptions vers la présence de l’inconscient, vers les ressorts de la créativité, vers les modalités – étranges parfois – de la survie psychique. Supposons que cette orientation de l’attention infiltre tout le rapport au monde, aux autres, à l’art et à la littérature, au politique… Nos lecteurs discerneraient et partageraient peut-être, dans cette page à paraître un numéro sur deux, ce cheminement particulier.

« Désormais il sait que la littérature commence avec le puits
au-dessus duquel on s’est penché enfant,
la peur noire qui vous a étreint
à la vue de sa profondeur, avec le chiot qu’on a caressé 
et dont il s’est avéré qu’il avait la rage. »

(Aharon Appelfed)

Une émotion familière, mais à chaque lecture renouvelée ; peu d’œuvres autant que celle d’Aharon Appelfeld ont sur moi cet impact, à la fois intense et délicat : seuls Rilke, dans « Les Cahiers de Malte Laurids Brigge », et certains autres poètes, comme Pessoa et son « Gardeur de troupeaux ». À quel charme tient cette émotion ? Au dépouillement de l’écriture ? Comme nue, elle porte instantanément loin en nous, vers la plus haute enfance, au plus proche d’un énigmatique émerveillement originel, dans le bain de pures sensations qui nous submergent à la naissance. Cette écriture restitue le monde sensoriel, sans distance, sans séparation ; elle aimante vers le mystère. Des juxtapositions étonnantes donnent le sentiment que « tout est là », rassemblé, magiquement relié, dans une vérité essentielle. Tout un univers irradie derrière les mots les plus simples : « Son langage est clair, mais le mystère scintille entre les mots[1] », écrit Appelfeld au sujet de Kamil, le commandant des partisans, et encore : « Tout son être exprime l’éblouissement. »

Unique recours du petit garçon, né en 1932, qui survécut seul dans les forêts de Bucovine, ce monde primitif sensoriel, immédiat, source du sentiment d’exister, source de vie pour lui, Appelfeld ne cesse de le porter en lui, au plus profond : « Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, écrit-il dans Histoire d’une vie[2]. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. […] Plus de cinquante ans ont passé et la même peur habite mes jambes. […] Ce qui s’est gravé en moi, ce sont principalement des sensations physiques très fortes. […] Les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire»

Appelfeld ne cesse de creuser l’écriture de cette mémoire charnelle au fil de son œuvre : sans doute la survie ne peut-elle être qu’un processus, activé sans répit face au trauma qui menace à jamais de déferler ? Le personnage principal de L’Amour soudain[3], écrivain parvenu à la fin de sa vie, livre son combat chaque nuit : « Il efface des mots sans pitié, des expressions et des descriptions, et malgré cela les pages ne semblent pas sarclées. Les mots anciens, les mots-impasses sont ses ennemis et il se bat contre eux jusqu’au bout. […] Le toucher juste des mots faisait parfois naître une mélodie, mais généralement les mots étaient comme du gravier et, quel que fût le travail, il était impossible de modifier leur forme. »

Comme façonnée dans des impressions charnelles, visuelles, tactiles, auditives, la langue de l’auteur se tient au plus près de la sensation : « Une écriture juste doit être comme la chemise paysanne de grand-père : en coton simple, sans ornement, confortable[4]. » Et « il lui arrive de prononcer un mot rafraîchissant comme une poire qu’on vient d’éplucher ».

L’enfant vécut les six années de guerre réfugié dans cette sensorialité, en intime contact avec les animaux, le soleil perçant la futaie, les bruissements de la nature ; il y puisa les sources vivifiantes d’émerveillement, d’« oubli merveilleux », d’« illumination », selon l’expression d’Appelfeld dans L’Héritage nu[5] (série de trois conférences prononcées aux États-Unis). L’adulte devint écrivain. Il chercha à transcrire son mode de survie, dans l’approfondissement d’une quête qui paraît, de livre en livre, découvrir de nouvelles régions en lui-même. Peu à peu évolue la portée du silence, silence essentiel pour Appelfeld, au cœur de sa prose poétique qui laisse apparaître ce qui ne peut être dit ni même pensé : « Les mots utilisés autrefois avaient perdu leur force. À présent ce n’étaient plus eux qui parlaient maisle silence. C’était une langue difficile mais, une fois adoptée, aucune autre ne la valait[6]. »

D’abord silence né de la solitude extrême, toute adresse engloutie, silence né de la stupeur et de l’effroi, le silence devient écoute attentive des sensations, celui du « contact avec les arbres dans la forêt, avec la terre humide, la paille, la sève des racines des arbres que nous sucions, le ciel des nuits. Ce contact avec l’espace hostile, pour nous [les enfants] qui étions sans foyer ni parents, vibrait d’une qualité qui n’était pas le fait de la “découverte” ou de la curiosité. Mais un émerveillement qui n’a affaire qu’à lui-même, sans intention : c’était vous et le monde, sans séparation[7]. » Empli d’une sensorialité autoconsolatrice, le silence est aussi visité par les parents, dans des dialogues où le petit garçon recrée leur présence en lui-même… Mais le silence contemplatif, en suspens devant le mystère du monde, Appelfeld en retrouve progressivement la source par son travail d’écriture ; il le relie à l’univers de ses grands-parents, de plus en plus nettement au fil de son œuvre, par une transmission hors paroles : loin de la ville et du monde « assimilé » du quotidien moderne, leur maison simple, les Carpates, le temps ralenti et rythmé par les rites traditionnels, les gestes recueillis du grand-père, ses mots rares, la plénitude et la beauté, le silence de sérénité, reviennent à la mémoire, habitent peu à peu les pages. Par ce silence-là, Appelfeld renoue avec ses racines ancestrales ; il s’arrache à la solitude insoutenable du trauma : le silence se peuple, donne présence à l’humanité, pourtant anéantie. Car l’œuvre de cet écrivain peut être lue comme la quête ou la reconstruction – bouleversante – d’une appartenance collective qui réussirait à se tresser au plus intime. Son dernier roman paru, Les Partisans, fait vivre un groupe d’hommes et de femmes soudés, solidaires malgré leurs dissensions. Leur lutte commune n’abrase ni la singularité ni les faiblesses de chacun : il y a, dans l’œuvre d’Appelfeld, le refus d’un collectif qui tendrait vers l’anonymat, répéterait cet effroyable anonymat voulu par les nazis, refus des certitudes aveugles d’un groupe et de sa force faite de collusion. Dans ce livre, Appelfeld (re)découvrirait-il le commun et le partage, pour autant que l’énigme de chacun – son silence – y prenne place ? « La compagnie se renforce, les plus forts sont dévoués aux plus faibles, les divergences n’ont pas été jusqu’à la rupture. Tout le monde est d’accord […] : la mélancolie est une ennemie des plus redoutables. Elle surgit lorsque l’un de nous revoit son père et sa mère, ses frères et ses sœurs raflés lors d’Aktionen subites. Et ce souvenir le foudroie. La douleur n’est pas immédiate, mais les scènes s’infiltrent dans son corps, et la mélancolie ne tarde pas à assombrir sa vision. […] Quand l’un de nous est submergé par la mélancolie, nous l’entourons avec délicatesse en essayant de parler à son cœur. Parfois un mot juste lui redonne vie[8]. » Oui, la nécessité « des mots justes » afin de renouveler toujours le processus de son maintien en vie, telle est sans doute la source de l’écriture de cet écrivain-poète.

[Extrait]

« Elle trouva aussi un enfant de deux ans, seul, près des barbelés. […] Que lui est-il arrivé ? Comment a-t-il perdu ses parents et s’est-il retrouvé hors de l’enceinte du ghetto ? […] Au début nous l’appelions l’enfant, puis un combattant l’a appelé Milio. Je trouve que ce nom lui va bien. Milio ne pose pas de questions mais voici ce que ses yeux et sa bouche expriment : Je n’ai pas de mots pour vous raconter ce que j’entends, ce que je vois, ne me demandez rien. […] Son mutisme est une énigme. Il y a quelque temps encore, nous espérions qu’il nous surprendrait un matin en prononçant un mot. Les jours ont passé, et la bouche de Milio est restée envahie par le silence. […] Parfois, Milio nous apparaît comme un être qui aurait survécu de manière miraculeuse. Un miracle si intense qu’il a effacé le peu de syllabes en sa possession. […] Nous aimons le sommeil de Milio, qui fait planer sur lui une buée fine, laiteuse, témoignant du lien qui le relie encore à sa mère. »

Aharon Appelfeld, Les Partisans, pp. 16-17. 

[1]. Aharon Appelfeld, Les Partisans, trad. de Valérie Zenatti, L’Olivier, 2015.
[2]. Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, trad. de Valérie Zenatti, L’Olivier, 2004.
[3]. Aharon Appelfeld, L’Amour soudain, trad. de Valérie Zenatti, L’Olivier, 2004.
[4]Ibid., p. 204.
[5]. Aharon Appelfeld, L’Héritage nu, trad. de Michel Gribinski, L’Olivier, 2006.
[6]. Aharon Appelfeld, La Chambre de Mariana, trad. de Valérie Zenatti, L’Olivier, 2008.
[7]. Aharon Appelfeld, L’Héritage nu, op. cit.
[8]. Aharon Appelfeld, Les Partisans, op. cit.

Annie Franck

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