Yiddish et littérature israélienne. Entretien avec Gilles Rozier

Écrivain, auteur, entre autres, de « Moïse fiction », « Un amour sans résistance », « D’un pays sans amour », traducteur du yiddish et de l’hébreu, Gilles Rozier a dirigé la Maison de la culture yiddish de 1994 à 2014, créé la revue littéraire en yiddish « Gilgulim » en 2008 et fondé, en 2016, avec Anne-Sophie Dreyfus, les éditions de l'Antilope. Place à quelques réflexions sur la littérature israélienne actuelle et sur les écrivains créant en yiddish…
Écrivain, auteur, entre autres, de « Moïse fiction », « Un amour sans résistance », « D’un pays sans amour », traducteur du yiddish et de l’hébreu, Gilles Rozier a dirigé la Maison de la culture yiddish de 1994 à 2014, créé la revue littéraire en yiddish « Gilgulim » en 2008 et fondé, en 2016, avec Anne-Sophie Dreyfus, les éditions de l'Antilope. Place à quelques réflexions sur la littérature israélienne actuelle et sur les écrivains créant en yiddish…

Véronique Bergen : Pouvez-vous évoquer la ligne éditoriale, les objectifs des éditions de l’Antilope, que vous avez fondées avec Anne-Sophie Dreyfus, et présenter certains des auteurs que vous publiez, comme Daniella Carmi, Rachel Shalita, ainsi que leur place dans la littérature israélienne ? 

Gilles Rozier : Les éditions de l’Antilope publient des textes inédits rendant compte de l’existence juive sur les cinq continents, des traductions en français ou des textes d’écrivains francophones. Les Juifs vivent – ou ont vécu – aux quatre coins de la terre. Il nous semble que, par le prisme de cette singularité, les écrivains ont des choses passionnantes à raconter sur le monde. L’Antilope est une maison généraliste, c’est la raison pour laquelle nous avons choisi un nom déconnecté de la culture juive, quoique exotique. Depuis janvier 2016, nous avons publié neuf livres : plusieurs classiques yiddish, comme Israël Joshua Singer, Sholem-Aleikhem et Hanan Ayalti (ce dernier était totalement inconnu en France) ; un écrivain polonais contemporain, Igor Ostachowicz ; et deux écrivaines israéliennes contemporaines, Rachel Shalita et Daniella Carmi. En ce mois de septembre, nous publions notre premier auteur français, Yves Flank, avec un roman intitulé Transport, que nous avons reçu par la poste.

Comme deux sœurs de Rachel Shalita a été notre toute première publication. Nous avions lu ce roman sur manuscrit, en hébreu donc, avant même que son auteure trouve un éditeur en Israël. Il nous a emballés. C’est un roman sur Israël avant Israël, dans les années 1930 et 1940, sur l’amitié, sur des questions autour de l’individuel et du collectif. En septembre 2018, nous publierons le second roman de Rachel Shalita, qui se passe aux États-Unis, dans un milieu d’émigrés israéliens.

Daniella Carmi est une auteure confirmée, qui écrit depuis plus de trente ans. Elle a publié sept romans et écrit également pour la jeunesse. Trois de ses romans « jeunesse » étaient déjà disponibles en français, mais, curieusement, ses romans « adultes » étaient inédits en français. Dans La Famille Yassine et Lucy dans les cieux, Daniella Carmi fait parler Nadia, une femme arabe israélienne qui devient, avec son époux, famille d’accueil d’un garçon autiste issu d’une famille juive orthodoxe. Par les yeux de cette femme en candeur et en bienveillance défile toute la loufoquerie de la société israélienne. Ce regard d’une femme de la minorité arabe sur la société juive majoritaire nous a enthousiasmés. 

VB : Peut-on parler d’un regain d’intérêt envers la langue yiddish dans le monde, en Israël, aux États-Unis, en Europe, et comment le comprenez-vous ? Comment définiriez-vous sa circulation dans les milieux juifs ultra-orthodoxes et sa réappropriation chez les Juifs et les non-Juifs laïcs ? Quel avenir, quels possibles se dessinent pour la culture yiddish ? 

GR : Il y a de toute évidence un regain d’intérêt. La culture yiddish est une Atlantide. Elle a sombré du fait de l’anéantissement des Juifs d’Europe, de la politique d’hostilité à toute forme de singularité culturelle mise en œuvre sous le stalinisme et de l’immense appel d’air suscité par la création de l’État d’Israël. Mais une culture millénaire aussi riche ne sombre pas si facilement. Deux ou trois générations plus tard, on assiste à un retour du refoulé. Chez les Juifs de la diaspora, c’est effectivement le syndrome du membre fantôme. Des jeunes gens disent : « J’ai une langue, le yiddish, mais je ne la parle pas. » Alors, certains se mettent à l’apprendre. Chez les Israéliens, il s’agit d’un besoin de faire lien avec la culture, la vie des aïeux en diaspora, que l’idéologie sioniste avait tenté de gommer totalement. On observe un phénomène similaire chez les jeunes Israéliens d’origine orientale à l’égard de la culture arabe. Ce qui pousse les non-Juifs vers la culture yiddish est souvent la sensation d’un trou béant au milieu de l’Europe, notamment en Allemagne et en Pologne. Dans le roman La Nuit des Juifs-vivants, Igor Ostachowicz exprime cette sensation de béance. Dans sa ville, Varsovie, 300 000 personnes lui manquent. La situation est toute différente dans les milieux juifs ultra-orthodoxes. Chez la plupart des Hassidim, le yiddish s’est maintenu naturellement. Il n’a aucune valeur sacrée, contrairement à l’hébreu, mais il est un des ciments de la société juive traditionnelle. L’adage « Redst nisht kayn yiddish ? Bistu nisht kayn Yid ! » (« Tu ne parles pas yiddish ? Tu n’es pas juif ! ») n’est plus vrai pour la société juive laïque. Il reste d’actualité chez les Hassidim.

L’avenir de la culture yiddish ? Qui est capable de le prédire ? Qui avait imaginé l’effondrement des Twin Towers ? À la fin du XIXe siècle, personne ou presque ne croyait à la renaissance de l’hébreu, parlé de nos jours par plus de sept millions de personnes. Alors contentons-nous de décrire la situation présente. On constate une forte croissance de la pratique du yiddish dans les milieux hassidiques, due à leur grande vitalité démographique (familles de dix enfants ou plus, couples procréant dès l’âge de 18 ans). À Williamsburg (New York), dans certains quartiers de Londres, à Mea-Shearim à Jérusalem ou à Bnei-Brak en banlieue de Tel-Aviv, le yiddish est omniprésent. J’ai échangé – en yiddish – sur Facebook avec un Hassid de New York, né aux États-Unis. Il me disait ne pas maîtriser suffisamment bien l’anglais pour pouvoir lire des livres ! Tout comme, en Pologne, avant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux Juifs ne maîtrisaient pas le polonais. Dans les milieux laïcs, le yiddish est en train de prendre le statut d’une langue de culture, portée par un immense héritage littéraire et une vaste tradition populaire (chansons, musique, cuisine, etc.).

VB : Vous avez traduit des œuvres du yiddish (notamment Le Ghetto de Wilno (1941-1944) d’Avrom Sutzkever, Esther Kreitman) et de l’hébreu (Rachel Shalita). Traduire de ou vers le yiddish (je pense à votre traduction du Petit Nicolas), est-ce, pour vous, réveiller une « langue fantôme », s’engager dans un acte de réparation qui soit comme une riposte à l’entreprise d’extermination ? Je songe aux travaux de Rachel Ertel sur la poésie de l’anéantissement, sur la mise à mort d’un peuple, d’une langue. De l’extrême foisonnement des créations en yiddish, du « brasier de mots », pour reprendre le titre d’un de ses livres, après le génocide, il ne reste que des cendres.

GR : Puisqu’il faut aborder mon parcours, allons-y ! J’ai reçu une éducation dénuée de tout sentiment religieux ou identitaire de la part d’un père non juif et d’une mère juive d’origine polonaise. À l’adolescence, j’ai ressenti le besoin d’opérer un retour vers l’identité juive. Mon grand-père maternel, assassiné à Auschwitz, était mon guide. J’ai appris sa langue, le yiddish. M’affirmer juif, simplement parce que né d’une mère juive ne me suffisait pas. Alors, j’ai aussi appris l’hébreu, étudié l’histoire juive, la Torah, un peu de Talmud. Mon goût pour la littérature m’a amené à me plonger dans les littératures yiddish et hébraïque, ce qui, dans ma génération, en France, était assez singulier. Dans les années 1980, les gens apprenaient le yiddish par opposition à l’hébreu et l’hébreu par mépris du yiddish. J’ai une immense admiration pour Rachel Ertel, qui a été ma directrice de thèse et à laquelle je dois énormément. Son livre Dans la langue de personne est une merveille. Rachel Ertel a connu les derniers feux du monde yiddish. Ce n’est pas mon cas. Ce qui me pousse, c’est plutôt l’émerveillement de la découverte et l’envie de partager cet émerveillement. Et le désir ardent de voir la culture juive s’inscrire dans le monde d’aujourd’hui.

VB : Au travers des universités dispensant des cours de yiddish, n’y a-t-il pas le risque d’artificialisation d’une langue coupée de son ancrage culturel, de son branchement sur le collectif et sur l’intime ? Que représente le « yiddishland » pour les écrivains actuels choisissant d’écrire en yiddish ? Une réappropriation du passé, de la mémoire, un ciment identitaire, fût-il noué à un cosmopolitisme ? 

GR : Certes, on n’apprend pas le yiddish dans les universités comme le parlait la marchande de harengs du marché de Varsovie. Mais c’est le cas de nombreuses langues minoritaires – qualifiées de « dialectes » à une époque – qui connaissent un jour une standardisation orthographique et grammaticale. Le grec moderne a été standardisé, lui aussi. La difficulté, avec le yiddish, c’est que, pour se rendre au yiddishland, il faut aller dans un quartier hassidique et s’immerger dans un mode de vie très décalé. Peu de gens font cette démarche. Il reste les ateliers de conversation avec des native speakers de plus en plus rares et les conversations entre nouveaux yiddishistes. Mais toute langue évolue, même quand elle est pratiquée par des universitaires. Des mots, des expressions, apparaissent même dans les cours, entre étudiants. 

VB : Peut-on attribuer une singularité aux femmes dans la littérature yiddish du début du XXe siècle ? 

GR : L’audace, sans doute. Les quelques écrivaines yiddish du xxe siècle n’avaient rien à perdre, puisque personne ne les attendait. Rokhl Korn, Anna Margolin, Kadye Molodovski, Tsilia Dropkin ou Esther Kreitman ont osé, notamment du côté de l’érotisme, de la sensualité, qui étaient peu de mise dans la littérature yiddish, assez pudibonde, en général. 

VB : Le public connaît surtout Isaac Bashevis Singer, qui fut couronné par le prix Nobel de littérature en 1978 et qui a forgé son image de « dernier écrivain yiddish ». Pouvez-vous en quelques traits brosser le panorama de la littérature yiddish actuelle, celle qui vient après la Shoah, et décrire la manière dont elle s’y rapporte ? 

GR : L’anéantissement des Juifs d’Europe est très souvent présent dans la littérature yiddish d’après-guerre, qui a été foisonnante. Mais pas seulement. La poésie a été dominée par trois poètes. Avrom Sutzkever (1913-2010), rescapé du ghetto de Wilno, a vécu à Tel-Aviv à partir de 1947. Il a consacré de nombreux poèmes au génocide, dont certains écrits dans le ghetto, mais tout un pan de sa création est consacré aux paysages d’Israël, à ses voyages en Afrique subsaharienne et tout simplement à l’intime, comme dans ses Poèmes du journal intime, le summum de son art poétique, publiés en 1977. Jacob Glatstein (1896-1971) a émigré de Lublin en Pologne aux États-Unis en 1914. Une partie de son œuvre d’après-guerre est consacrée au génocide dans un esprit de révolte (comme dans le vers : « Les Juifs ont reçu la Torah au Sinaï et ils l’ont rendue à Lublin ») et porte la culpabilité d’en avoir réchappé. Mais son œuvre comporte également de magnifiques poèmes intimistes. Itzik Manger (1901-1969) est né à Czernowitz dans l’empire austro-hongrois. C’était un troubadour, Juif errant par excellence. Il a poursuivi son œuvre après guerre, sans être écrasé par le poids du génocide. Est-ce du fait de l’alcool, qu’il consommait sans compter ?

En prose, Isaac Bashevis Singer est sans aucun doute le maître incontesté de l’après-guerre. De nos jours, on compte quelques dizaines d’écrivains dans le monde, la plupart écrivant également dans une autre langue, leur langue maternelle : l’anglais, l’hébreu, le russe, le français. Ce qui motive ces écrivains, me semble-t-il, est d’écrire dans une langue qu’ils chérissent, une langue d’une incroyable souplesse du fait de ses innombrables apports linguistiques. Ils ont lu les grands écrivains yiddish dans le texte, ils ont cette bibliothèque dans la tête et elle guide leur plume. Le génie poétique d’Avrom Sutzkever, la force narrative d’Isaac Bashevis Singer sont des musiques : comment s’en inspirer en anglais, en hébreu, en français ? Ces écrivains ont des univers très variés. L’immense majorité écrit de la poésie. Peut-être parce que, sans yiddishland, le roman paraît difficile. La poésie se nourrit plus facilement d’abstraction. 

VB : Quelles sont les ruptures apportées par la nouvelle génération d’écrivains israéliens (Zeruya Shalev, Etgar Keret, Alona Kimhi…) par rapport aux voix d’Amos Oz, David Grossman, Abraham B. Yehoshua, David Shahar, Aharon Appelfeld ?

GR : Depuis ses débuts, à la fin du XIXe siècle, la littérature hébraïque moderne a entretenu un rapport intime avec le retour à Sion, comme rêve romantique d’abord, puis en tant que réalité concrète. À partir des années 1910, elle s’est mise au service d’une idéologie nationale, le sionisme. Ce phénomène a décliné à partir des années 1960. Néanmoins, Amos Oz, David Grossman et Abraham B. Yehoshua ne se démarquent pas foncièrement de leurs devanciers. Même critiques, leurs œuvres se déploient par rapport au sionisme. Il n’en est pas de même pour Aharon Appelfeld, sans doute parce qu’il est né en Europe et a été marqué par le génocide. Il a déployé des efforts considérables pour devenir un écrivain de langue hébraïque, mais il dit lui-même que, pour cela, il lui a fallu d’abord maîtriser le yiddish — ce qu’il a fait grâce à l’écrivain Leïb Rochman, à Jérusalem — et étudier le Talmud et la Torah. À mon sens, c’est un écrivain hébraïque pas très « israélien ».

Zeruya Shalev, Etgar Keret, Alona Kimhi, mais aussi Orly Castel-Bloom, Yirmi Pinkus, Moshe Sakal et de nombreux autres, opèrent une rupture, dans le sens où leurs œuvres ne s’inscrivent pas en référence au sionisme. Ils vivent à Tel-Aviv, Jérusalem ou Haïfa ; leurs romans peuvent prendre ces villes, ces paysages, pour cadre, mais il n’y est pas fait référence à l’épopée nationale. Dans la poésie, des femmes comme Yona Wallach ou Dalia Rabikovitz, qui étaient de la génération des Oz et Yehoshua, s’étaient déjà affranchies du cadre de la construction d’une nation, ouvrant la voie aux jeunes poètes contemporains, tels que Dory Manor ou Sivan Beskin.

Est en train d’émerger une nouvelle génération d’écrivains hébraïques, issus de la multitude d’Israéliens qui ont quitté Israël pour s’installer en Europe ou en Amérique du Nord. Un jeune rédacteur, Tal Hever-Chybowski, a créé à Paris une revue littéraire en hébreu, Mikan vé-eilakh, consacrée à l’hébreu « diasporique ». Il souhaite tisser un lien avec la littérature hébraïque écrite à Odessa et à Varsovie à la fin du XIXe siècle, à Berlin, à Londres, à Paris, dans les années 1910-1920, avant que la Palestine/Israël exerce une hégémonie sur la littérature hébraïque. Détail amusant : cette revue est éditée sous l’égide de la Maison de la culture yiddish.

Véronique Bergen

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