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Article publié dans le n°1179 (16 sept. 2017) de Quinzaines

Enrico Malato est professeur émérite de littérature italienne à l’université de Naples Federico-II. En plus de coordonner « La Nouvelle Édition commentée de l’œuvre de Dante », dont il est l’un des spécialistes contemporains les plus reconnus, il signe, avec cette biographie intellectuelle et érudite, un ouvrage retraçant le difficile cheminement de Dante vers l’édification d’une nouvelle poétique. Attentif à saisir aussi bien l’éclosion de l’homme que celle d’une œuvre complexe, parce que traversée par la postérité, l’auteur met en lumière des pans jusqu’alors ignorés du grand poète florentin.
Enrico Malato est professeur émérite de littérature italienne à l’université de Naples Federico-II. En plus de coordonner « La Nouvelle Édition commentée de l’œuvre de Dante », dont il est l’un des spécialistes contemporains les plus reconnus, il signe, avec cette biographie intellectuelle et érudite, un ouvrage retraçant le difficile cheminement de Dante vers l’édification d’une nouvelle poétique. Attentif à saisir aussi bien l’éclosion de l’homme que celle d’une œuvre complexe, parce que traversée par la postérité, l’auteur met en lumière des pans jusqu’alors ignorés du grand poète florentin.

Publier une biographie détaillant la vie du plus grand poète italien, Dante Alighieri (1265-1321), et analysant ses œuvres – en particulier son chef-d’œuvre La Divine Comédie – pourrait paraître une gageure indépassable, si elle n’était pas le fruit de plusieurs décennies de recherches sur le célèbre poète florentin, l’amant de Béatrice, l’habile diplomate, l’exilé, l’auteur d’une œuvre complexe et diverse, rédigée à la fois en latin et en italien. « Père de la langue italienne », Dante, poète majeur du Moyen Âge, est, avec Pétrarque et Boccace, l’une des « trois couronnes » qui imposèrent le toscan comme langue littéraire. Or, Enrico Malato, dans l’avant-propos de son ouvrage monumental, rappelle que son but n’est pas seulement d’instruire le lecteur, en l’éclairant sur les divers problèmes historiques et critiques liés à la biographie et aux textes du poète, mais aussi d’exposer les résultats de plus de trente années de recherches et donc d’apporter nombre de réponses à des questions débattues depuis longtemps. L’on comprend ainsi d’emblée la volonté d’éclaircissement et de mise au point sous-tendant cet ouvrage, que caractérise un art consommé de la pédagogie dans l’exposé des éléments biographiques, littéraires, linguistiques… La plume d’Enrico Malato se fait volontiers professorale, sans pour autant sombrer dans les méandres d’une érudition indigeste. Éclairante voire édifiante, sa monographie se veut clairement une incitation à lire ou à relire l’œuvre de Dante, comme en témoigne la conclusion de son avant-propos : « Les solutions qui nous ont à chaque fois permis de résoudre les divers problèmes abordés ne prétendent pas être la solution. Toutefois, ce sont des propositions réfléchies, fondées sur une étude assidue des textes – menée toujours avec l’aide du “conseil fidèle de la raison” –, et nullement dictées par le désir narcissique de proposer une solution originale à tout prix. Si, grâce à la lecture de ces pages, les jeunes lecteurs peuvent acquérir une meilleure connaissance de Dante et de son œuvre, alors ce travail aura atteint son objectif, car je suis persuadé que connaître Dante est la condition nécessaire et suffisante pour l’aimer. » Articulé en vingt chapitres de longueur sensiblement égale – ce qui crée un rythme de lecture favorisant une assimilation plus efficace des nombreuses informations que l’on glane au fil des pages –, le Dante de Malato se décompose en quatre parties qui s’appellent et se complètent : la biographie proprement dite du poète florentin (chapitres 1-3) ; l’étude analytique et raisonnée de ses œuvres (Rimes, Vie nouvelle, Fiore, Le Banquet, De l’éloquence en vulgaire, La Monarchie, Épîtres, Églogues et Questio : chapitres 4-12) ; l’exploration détaillée de La Divine Comédie, dont l’auteur cherche à mettre en lumière les tenants et les aboutissants (chapitres 13-18) ; une partie conclusive s’attachant au génie linguistique de Dante (notamment, son emploi du latin) ainsi qu’une mise en perspective de son époque (chapitres 19-20). La monographie d’Enrico Malato, en plus d’être un outil de recherche et de consultation pluridimensionnel, peut donc servir de carte d’orientation et d’excellente boussole aux besoins et aux attentes de tout type de lecteur.

Une vie, des œuvres

De petite noblesse florentine, protagoniste d’une histoire politique mouvementée, alors qu’il fut ambassadeur envoyé par les guelfes blancs auprès du pape, puis condamné à mort par les guelfes noirs avant de fuir en exil, Dante Alighieri reste une référence absolue. L’incroyable voyage qu’il propose avec L’Enfer, Le Purgatoire et Le Paradis connut un succès stupéfiant auprès de ses contemporains. De tous les épisodes de sa vie, c’est sa rencontre avec Béatrice qui reste le plus célèbre. Sur la foi des témoignages de Boccace, on sait que la jeune Florentine, Béatrice Portinari, fille de banquier – croisée pour la première fois alors qu’elle avait 9 ans et qui mourut à 24 ans –, a inspiré une grande partie de l’œuvre du poète. On connaît moins le Dante politique, ambassadeur à Rome, puis auprès de la république de Venise, ses années d’exil, ses trois condamnations à mort. Savait-on par exemple qu’en 1302 il fut condamné (par contumace) à être brûlé vif pour « gains illicites et détournements de fonds, insubordination au pape et à Charles de Valois […], trouble à l’ordre public et conspiration contre Pistoia » ? L’ouvrage de Malato éclaire d’un jour nouveau les pans plus méconnus de la vie de Dante, décédé à Ravenne dans la nuit du 13 au 14 septembre 1321.

À cela s’ajoute le fait que l’auteur interroge l’attribution au poète italien de trois textes majeurs – le Fiore, le Detto d’amore, la Questio – ainsi que de certaines lettres, dont la treizième (adressée à Cangrande della Scala, dédicataire de son Paradis), où l’on trouve fixées, pour la première fois, les principales lignes de force de La Divine Comédie. Malato s’attache par ailleurs aux enjeux poétiques qui sous-tendent la Vie nouvelle et propose une analyse des deux versions de sa conclusion. Il démontre que Dante, chantre d’un amour édifiant et purement spirituel, invoque un lyrisme conforme aux principes de la doctrine chrétienne, se démarquant en cela du dolce stil novo qui loue l’amour sensuel. Enfin, il s’attaque au conflit opposant Dante et le poète Guido Cavalcanti, celui-là même qu’il appelait son « premier ami » et qui fut le « maître de sa jeunesse », tout autant que son grand rival poétique. L’auteur s’attarde sur les divergences d’ordre doctrinal entre Dante, dont les positions théoriques sont exposées précisément dans la Vie nouvelle et seront reprises dans d’autres textes, et Cavalcanti, qui, dans sa canzone intitulée Dame me prie, se rallie aux célèbres règles d’amour courtois d’André le Chapelain (officiellement condamné par l’Église en 1277). 

La Comédie

La Comédie – datant du début du XIVe siècle, l’épithète de Divine étant ajoutée par Boccace et le livre publié pour la première fois, sous ce titre seulement, en 1555 à Venise – fut un best-seller avant même l’invention de l’imprimerie : « Ce fut un phénomène absolument inouï dans l’univers de la production du livre manuscrit au XIVe siècle non seulement italien mais européen, dont les circonstances s’avérèrent désastreuses en raison de l’intervention de lecteurs et de copistes d’un niveau culturel remarquable – parmi les plus illustres Boccace – qui n’hésitaient pas à faire des adjonctions au texte lorsque celui-ci leur semblait à tort ou à raison corrompu », relève Enrico Malato, soulignant que la détermination de ce que fut le texte original de La Divine Comédie reste « le problème le plus épineux, si ce n’est insoluble, de la philologie moderne ». Fascinante synthèse d’un imaginaire médiéval qui pressentait sa fin, la cathédrale poétique de Dante – avec ses trois parties, « Enfer », « Purgatoire », « Paradis », de 33 chants chacune et précédées d’un incipit pour arriver à 100 (le nombre parfait) – reste un ouvrage à nul autre pareil, ce que mettent en lumière les commentaires d’ordre stylistique et exégétique de ce spécialiste. Parfois un peu aride, mais superbement traduite, sa biographie retrace en détail l’épopée de La Divine Comédie, qui reçut un accueil exceptionnel dès sa première mise en circulation. À travers elle, c’est tout le « génie linguistique » de Dante qui signe « la victoire du toscan et le ravalement au rang de dialectes de tous les autres parlers locaux ». Avec Pétrarque, son successeur, il aura contribué à la stabilisation précoce de la langue poétique, qui constitue un « caractère essentiel de l’histoire linguistique italienne », estimait en son temps le philologue allemand Erich Auerbach. Là où le français, l’espagnol, l’allemand et l’anglais vont profondément évoluer jusqu'au XVIe siècle, l’italien restera essentiellement « inaltéré ».

Un chapitre particulièrement éclairant est celui que Malato consacre à « La Comédie : allégorie et poésie » (chapitre 16) : l’auteur y démontre de quelle manière l’allégorie apparaît comme une « forme » de la poésie de Dante dans la Comédie, laquelle, du reste, se présente comme une métaphore continue, « objet d’une enquête plus ou moins fructueuse des commentateurs depuis bientôt sept cents ans ». Dans la trame serrée des significations et des motifs qui s’entrelacent et se superposent à différents niveaux du poème, un motif retient l’attention de l’auteur, dans la mesure où il reprend le thème central de la production lyrique de Dante – donc, au centre de ses intérêts dans une phase cruciale de son existence et de son expérience poétique –, en tentant de concilier la problématique de l’amour, débattue par les poètes, avec les principes sur lesquels se fonde le « poème sacré » : l’amour humain n’est qu’une projection de l’amour de Dieu, qui s’est manifesté comme « premier amour » et « souverain amour » (Enf., III, 6 ; Banq., III, XII, 12), et l’existence humaine tout entière est ordonnée par son « éternel amour », si profond qu’il peut même « ouvrir ses bras » à ceux qui l’ont renié.

Dans son chapitre final, l’auteur nous fait comprendre que la Comédie est perçue comme une œuvre qui dépasse largement les limites chronologiques dans lesquelles elle a été pensée et écrite et, dans le même temps, comme profondément imprégnée de l’esprit de son époque. C’est dans cette perspective de représentation globale des valeurs d’un monde en pleine mutation, et à bien des égards en décomposition, que se situe la problématique complexe des rapports qu’entretiennent, dans l’œuvre de Dante, l’allégorie, la prophétie et la poésie. Ce thème, amplement discuté par la critique ancienne et moderne, et qui a depuis toujours divisé les dantologues, a été évoqué par Michele Barbi (1867-1941) dès son discours de présentation du premier numéro des Studi Danteschi : « Un jour, à l’époque où le positivisme s’était insinué dans la critique dantesque, j’ai rappelé aux chercheurs de ne pas négliger une étude aussi importante que celle du symbolisme dans La Divine Comédie. Aujourd’hui, je me sens obligé de défendre le sens littéral ravalé au rang d’une action fictive, tel “un beau mensonge”, comme si, dans l’esprit de Dante, l’importance de la Comédie ne consistait pas dans ce qu’il a représenté dans la lettre de son poème, mais devait être recherchée dans des concepts et des intentions cachés sous cette représentation. Ne dénaturons pas l’œuvre de Dante : c’est une révélation, et non une allégorie d’un bout à l’autre. La lettre du texte n’est pas conçue en fonction de quelque signification cachée, ce n’est pas un “beau mensonge” : le voyage qu’il décrit est un voyage voulu par Dieu, afin que Dante révèle pour le salut des hommes ce qu’il entend et voit lors de son parcours fatal. »

Franck Colotte

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