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Les affinités électives

Article publié dans le n°1057 (16 mars 2012) de Quinzaines

François Noudelmann a déjà plus d’une fois dénoncé la « passion généalogique » (1). Il reprend aujourd’hui la question sous l’angle des ressemblances de famille et des affinités. 
François Noudelmann
Les airs de famille. Une philosophie des affinités
François Noudelmann a déjà plus d’une fois dénoncé la « passion généalogique » (1). Il reprend aujourd’hui la question sous l’angle des ressemblances de famille et des affinités. 

Un père et son fils se promènent dans la rue. Un homme les croise, qui connaît bien le premier mais découvre le second : « Comme il vous ressemble ! Dites donc, vous ne pouvez pas le renier ! » Ce à quoi le père répliquera peut-être : « Je n’en ai d’ailleurs pas l’intention. » Paroles de tous les jours, mais qui pourront résonner longtemps chez chacun des « jumeaux » ainsi révélés l’un à l’autre. 

Même lorsqu’elles nous apparaissent comme évidentes, les ressemblances gardent quelque chose de mystérieux. Selon François Noudelmann, elles n’ont au fond rien de naturel. Pour un père, elles sont rassurantes car sa paternité ne peut jamais être fondée que sur la foi. Mais les ressemblances, comme les promesses, n’engagent que ceux qui veulent bien y adhérer. Une approche conventionnaliste des ressemblances de famille, nous dit Noudelmann, est plus adéquate qu’une vision naturaliste : aux yeux des tiers, les enfants adoptés ressemblent probablement autant à leurs parents que les autres enfants. L’ethnologie nous montre que les ressemblances peuvent être « décidées » a priori, ce qui est une façon de neutraliser leur caractère « naturel » : dans telle communauté, il est établi que le fils aîné ressemble au père, le suivant à un oncle maternel, etc. Quand vient la naissance, l’oeil des familles fait se conformer la nature à ces ressemblances arrêtées. 

De même que la ressemblance excessive du jumeau inquiète en ce qu’elle remet en cause cette propriété d’être unique que chacun de nous revendique, la ressemblance abusive du sosie est tenue pour une étrangeté surnaturelle. De cette qualité de sosie on peut jouer et devenir un véritable usurpateur : au XVIe siècle, le soi-disant Martin Guerre paya de sa vie une telle imposture (reste la question intrigante : « sa » femme l’avait-elle vraiment pris pour son mari ?). Il y a aussi une façon, pas toujours très consciente, de fuir les ressemblances « naturelles » pour en endosser d’autres, c’est le mimétisme : qu’on songe à quelques hommes politiques qui se réclament d’un « grand ancien ».

Sans les figer car elles sont mobiles, le temps construit les ressemblances. C’est ainsi qu’aux vieux couples on finit par trouver un air de famille. Certains êtres humains en viennent même à ressembler à leur chien. 

En matière de ressemblances, l’imaginaire l’emporte sur la nature. On a vu ressembler à un homme célèbre (l’auteur n’évoque pas ce cas) une jeune femme élevée dans la certitude qu’elle était sa fille (les tests ADN n’y pouvant rien changer). C’est ainsi la voie ouverte à toutes les superstitions, qu’encouragent des constatations extraordinaires. Buffon rapporte qu’un chat allaité par une chienne se mit à émettre un cri plus proche de l’aboiement que du miaulement. Des auteurs comme Malebranche ont colporté l’idée que le corps des enfants peut ressembler aux fruits que leur mère a trop ardemment désirés pendant sa grossesse. Pour Noudelmann, ces imaginations ne prêtent pas qu’à sourire : elles sont porteuses de vérités autres que celles de la science mais à prendre en compte tout aussi bien. Edgar Morin, chantre de la « complexité » et père du concept d’homo sapiens-demens, épouserait sûrement cette manière de voir. 

De la même façon, Noudelmann ne rejette pas en bloc la physiognomonie, ou l’art de connaître le caractère d’après la physionomie. Si on ne lui accorde plus guère de crédit aujourd’hui, cette discipline n’en procède pas moins selon lui d’une certaine approche de la ressemblance de famille qui est à considérer. La physiognomonie de Lavater (philosophe suisse du XVIIIe siècle) a ceci d’intéressant qu’elle cherche la singularité des visages et non leur appartenance à un type. Mais la physiognomonie peut aussi avoir des applications policières et, dans le pire des cas, postuler la dangerosité par nature de certains visages (théorie du criminel-né de Lombroso). 

À ces pseudosciences s’oppose la théorie de l’évolution de Darwin, qui marque « une rupture franche dans la pensée des analogies ». Avec Darwin, les ressemblances de famille (« famille » dans l’acception des sciences naturelles) ne sont plus que des confirmations superficielles d’une vérité préalable. Ce qui compte désormais, c’est l’ascendance commune ou non des êtres vivants, et il y a des faux amis : la ressemblance de la baleine (un mammifère) et du requin (un poisson) est trompeuse de ce point de vue. Certes, la pertinence des rapprochements ne coïncide pas toujours avec les expériences de notre vie ; ainsi, il est rare qu’en écoutant chanter les oiseaux de la forêt on fasse venir à soi l’image de leurs cousins les crocodiles ! 

Avant d’opter pour le schéma de l’arbre pour figurer sa théorie, Darwin avait pensé à un autre modèle, le corail : « À la différence des branches d’un arbre, ses ramifications ne suivent pas un trajet univoque, elles buissonnent, s’enchevêtrent, reviennent sur elles-mêmes en un fourmillement de multiplicités » (la « famille par enchaînement » définie par la botanique s’en approche). Le modèle arborescent a été battu en brèche par tous ceux qui aux racines ont substitué ce que Deleuze a appelé le rhizome (connexion d’un point quelconque à un autre point quelconque), et en particulier par les musiciens lorsqu’ils n’ont plus conçu le déroulement de leurs œuvres comme l’exploitation d’un thème générateur. 

Pour Wittgenstein, qu’une réflexion sur les ressemblances de famille ne pouvait tenir à l’écart, « un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent (2) » supplante dans certains cas le sacro-saint concept de la tradition philosophique. Par exemple, ce qui réunit toutes les activités qu’on appelle des « jeux », ce n’est pas une caractéristique commune, c’est un air de famille. Pour Noudelmann, cette notion « évite les pièges de la généralisation abusive ». 

L’anti-essentialisme, que manifeste plus qu’aucune autre la philosophie de Wittgenstein, préside à la conception que l’auteur se fait des affinités : c’est leur fonctionnement qu’il envisage. Si l’affinité est définie par le droit civil comme l’alliance que le mariage établit entre un époux et les parents du conjoint, la chimie y voit la tendance des corps à se combiner. Et c’est à la chimie que Goethe a emprunté l’idée de son roman Les Affinités électives, dont Noudelmann parle longuement. Dans ce livre, la puissance de l’imaginaire confère à un enfant les traits des deux êtres que ses parents aiment en secret. Au lieu d’asseoir une parenté, une généalogie, « la ressemblance devient une échappée », dit magnifiquement Noudelmann. En réalité, l’affinité n’est pas élective, elle résulte plutôt d’une nécessité, mais pas au sens d’une prédestination amoureuse qui existerait de toute éternité ; la prédestination « laisse place à la contingence des relations et à l’imagination inventive ». C’est l’occasion qui fait l’affinité : elle naît de certaines circonstances, d’une situation particulière. Un geste, une intonation… Les « tropismes » de Nathalie Sarraute peuvent faire saisir ce que les affinités ont d’impalpable. « Nous avons beau partager les mêmes goûts, les mêmes idées, les mêmes projets, cette main que je tiens décidera que nous soyons proches ou lointains. » C’est pourquoi cette approche des affinités est aux antipodes d’un certain regard sociologique qui tend à les réduire « à un accord déterminé des habitus » et à ignorer les écarts possibles, les « pas de côté » pour utiliser une expression chère à Noudelmann. L’adhésion au même parti, le penchant commun pour un musicien, tout cela en soi ne crée aucune affinité, ce qui rend les choses à la fois plus difficiles et beaucoup plus amusantes !

Dénaturalisation des ressemblances, vue « désessentialisée » des affinités : telles sont les lignes de force de ce livre d’une grande richesse, passionnant de bout en bout.

  1. Notamment dans Pour en finir avec la généalogie (Léo Scheer, 2004) et Hors de moi (Léo Scheer, 2006).
  2. Recherches philosophiques, § 66.
Thierry Laisney