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Les jaguars et les drapeaux du vaudou

À travers les continents, une cinquantaine de créateurs ont inventé des images imprévues et des récits inattendus. Venues du Brésil, d’Argentine, du Paraguay, d’Haïti, de l’Inde, de l’Afrique, du Japon, 400 œuvres étonnent dans les salles de la Fondation Cartier.

EXPOSITION

HISTOIRE DE VOIR (SHOW AND TELL)

Fondation Cartier pour l'art contemporain

261, bd Raspail, 75014 Paris

15 mai - 21 octobre 2012

Livre-catalogue de l'exposition

Ed. Fondation Cartier, 240 p., 400 ill. coul., 47 €

À travers les continents, une cinquantaine de créateurs ont inventé des images imprévues et des récits inattendus. Venues du Brésil, d’Argentine, du Paraguay, d’Haïti, de l’Inde, de l’Afrique, du Japon, 400 œuvres étonnent dans les salles de la Fondation Cartier.

Les créateurs peignent, dessinent, sculptent, cousent, brodent, gravent, photographient, filment. On parle souvent des œuvres naïves ou populaires, ou tribales, ou singulières, ou artisanales à tort ou à raison. Ces « choses » t’excitent et enchantent.

Les fauves différents circulent dans la Fondation. Souples et puissants, ils guettent et fascinent. Tel sculpteur serbe (né en 1920) imagine, en 1975, une panthère noire allongée et dangereuse. Le Brésilien Antônio de Dedé (né en 1953) dresse avec humour les corps longilignes (vers 2 mètres) de l’éléphant, de l’once, du tigre qui ricanent. Autre sculpteur brésilien, Valdir Benites (né en 1978) aime « fabriquer les jaguars », mais (dit-il) aussi les tatous, les tortues, les caïmans ; avec nostalgie, il regrette : « Autrefois, les animaux étaient nombreux sur notre terre. Maintenant on en voit peu. Ils se sont réfugiés au plus profond du peu de forêt qui nous reste. » Un tableau du peintre brésilien Nelson Pimenta (né en 1957) représente dans la forêt des troupes de félins et de pintades ; cinq femmes nues portent des arcs gigantesques. Mexicain, Gregorio Barrio (né en 1978) sculpte, en 2012, des gueules polychromes de jaguars (faites de perles sur bois) avec des couleurs intenses ; il parle : « Quand tu manges du peyotl, les choses t’apparaissent sous un jour nouveau, comme dans un rêve. »

Ou bien, en Haïti, Sibrun Rosier (né en 1956) a été initié au vaudou, puis reconnu prêtre, chef spirituel ; il invente des drapeaux du vaudou. Il a repris une tradition familiale de ses grands-parents. Il utilise des paillettes brodées sur des cotonnades, sur du velours, sur du satin. Les couleurs sont des hommages aux divinités. Le mauve, le violet, le noir, le blanc sont réservés aux dieux de la Mort (Baron Samedi, Baron La-Croix). Le bleu, le turquoise, le vert appartiennent à Erzulie, déesse de l’Amour et de la Beauté. Et le Haïtien Jean-Baptiste Jean Joseph (né en 1966) imagine de nombreux drapeaux du vaudou ; il représente les tentacules de la pieuvre (2001) et la « Chouette Coucou, chef de la forêt » (2011).

Le grand dessinateur de l’Amazonie, Taniki, un chaman des Yanomami (né vers 1940), collabore vers 1977 avec des ethnologues. Ils offrent à Taniki de nombreuses feuilles de papier et des feutres qui ne « bavent » pas. Taniki s’inspire de l’esthétique des peintures corporelles, alors que la feuille à deux dimensions était une nouveauté pour les Yanomami qui, à l’époque, ne connaissaient pas l’écriture. Taniki, alors, emploie des traits ondulés, convexes ou droits, des points, des circonférences. Il dessine alors les rites d’un deuil, les mouvements des participants ; il les commente. Par ses dessins, les figures humaines sont constituées de traits qui représentent des jambes, des bras, des têtes, des gestes. Taniki explique les détails des rites ; il découvre la naissance d’un nouveau langage graphique. Ces dessins se nomment pour les Yanomami des « empreintes de la main ». Dans une série de dessins (1976-1980), Taniki crée des « sténographies chamaniques ». Il parle des « gros points », des « cercles ouverts », des « ocelles », des « tirets », des « lignes ondulées », des « lignes verticales ». L’anthropologue français Bruce Albert a travaillé régulièrement chez les Yanomami ; il compare les dessins de Taniki et les œuvres de Klee et de Pollock.

Dans l’ouest de l’Amazonie brésilienne, les dessinateurs des Huni Kuĩ tentent de maintenir les savoirs, les chants traditionnels que, naguère, les Blancs méprisaient et interdisaient. Le chaman Iba (né en 1964) publie, dans les années 2000, grâce à une ONG, des « chants de la liane », collectés auprès de son père. Avec ses élèves, il invente un nouveau moyen visuel qui s’adresse aux jeunes gens des Huni Kuĩĩet aux Blancs. Ces dessins étranges illustrent les mots des chants, comme des énigmes graphiques et des rébus musicaux. Ces chants sont créés par une boisson hallucinogène (l’ayahuasca). Le père d’Iba disait : « Cette musique soigne les nôtres par le souffle. L’ ayahuasca nous amène des pensées qui permettent de prendre soin de notre peuple. Cette boisson sert à voir notre futur, notre passé, notre présent. Cette boisson est sacrée. » Puis, par les dessins, les chants des anciens trouvent « une forme matérielle afin de les rendre visibles », afin de ne pas les oublier. Dans un chant, des êtres sont unis : « L’oiseau est lié au tapir, le tapir au cerf, le cerf au pécari, le pécari au tatou, le tatou au boa, le boa avec l’eau, l’eau avec le ciel, le ciel avec la terre. » Alors, la vie remue. Sans cesse, les légendes et les mythes se multiplient.

Ou bien, en Inde, à 150 kilomètres au nord de Bombay, la tribu des Warli comporte aujourd’hui plus de 600 000 membres. Ils n’ont rien à voir avec l’hindouisme. Ils ont leurs propres modes de croyance, de vie, leurs propres coutumes. Ils parlent une langue qui ne s’écrit pas, elle mêle les mots du sanskrit, du maharati et du gujarati. Dans leurs peintures murales, ils dessinent sur l’ocre rouge des dessins en blanc. La couleur blanche est obtenue par un mélange de pâte de riz, d’eau, de gomme qui sert de liant. Le vocabulaire graphique est formé de cercles, de triangles, de carrés. Les corps des humains sont représentés à l’aide de deux triangles inversés ; le triangle supérieur figure le torse ; le triangle inférieur évoque le bassin. Tels artistes des Warli dessinent (sur toile ou sur papier) en blanc ou en noir de très grandes œuvres (150 x 280 cm, par exemple). Autour des arbres grouillent des humains, des oiseaux, des quadrupèdes qui dansent et s’agitent. L’un de ces créateurs (né en 1934) représente un filet de pêche dans lequel les vivants (en blanc) se meuvent et se disséminent…

Ou encore, dans cette exposition passionnante et volontairement disparate, se découvrent les gigantesques villes fantastiques et démesurées, les hélicoptères comiques, les diables polychromes, les arbres coupés et morts, les bêtes massives et énigmatiques, des femmes à tête de porc, des crapauds, des clowns, des mariées sensuelles, des espaces mystérieux… Et aussi, tel sculpteur brésilien qui s’est appelé « Veio » (né en 1947) murmure discrètement : « Je suis né comme ça, inspiré par les choses anciennes, par les choses de l’univers. » Il veut créer « comme ça ». 

Gilbert Lascault