Les avertissements de Joseph Roth

Article publié dans le n°999 (16 sept. 2009) de Quinzaines

Dans ces deux essais, le premier daté de 1927, le second de 1934 (publié en allemand à Amsterdam, après l’exil de l’auteur), le romancier trouve des formules prophétiques, non seulement en ce qu’elles anticipent un avenir proche, mais en ce qu’elles transpercent le présent.
Joseph Roth
Juifs en errance
(Seuil)
Dans ces deux essais, le premier daté de 1927, le second de 1934 (publié en allemand à Amsterdam, après l’exil de l’auteur), le romancier trouve des formules prophétiques, non seulement en ce qu’elles anticipent un avenir proche, mais en ce qu’elles transpercent le présent.

On peut citer les dernières lignes de la préface à la réédition de 1937 de Juifs en errance :

« 1. Le sionisme n’est qu’une solution partielle de la question juive.
2. Les juifs ne parviendront à une parfaite égalité des droits, à cette dignité conférant la liberté matérielle, que lorsque les peuples qui les hébergent seront parvenus à cette liberté intérieure et à cette dignité qui garantit une compréhension du malheur.
3. On ne peut guère supposer que, sans un miracle divin, ces peuples retrouvent cette liberté et cette dignité. »

Cela fut écrit à un moment où les choses les plus sombres s’annonçaient, sans être connues ni peut-être décidées. Mais il avait importé à Joseph Roth, né lui-même à Brody en Galicie, centre important du hassidisme, de faire connaître aux lecteurs de l’Europe de l’Ouest ce qu’étaient ces Juifs de l’Est dont juifs et non-juifs occidentaux voyaient souvent l’arrivée avec suspicion ou hostilité. Il les décrit à travers des détails, non comme une masse indifférenciée et pouilleuse, porteuse de valises fatiguées et d’intentions mauvaises, mais dans leur vie quotidienne compliquée, avec la même attention que leur avait portée Roman Vishniac dans son reportage photographique réalisé juste avant le désastre, et dont un cliché orne opportunément la couverture du livre. Il parle de leurs noms incompréhensibles et changeants. « Le fils a reçu le prénom juif Leib Nachman. Néanmoins, comme ce nom est difficile et peut déplaire, ce fils se donne le diminutif de Léo. Il s’appelle donc Leib Nachman dit Léo Abramovsky » (il s’agit de Juifs de l’Est installés à Leopoldstadt, un quartier de Vienne). Et il précise, à propos de ceux qui sont en partance pour l’Amérique (où ils devront se faire faire de nouveaux papiers) : « Pour le juif, le nom n’a pas de valeur, tout simplement parce que ce n’est pas leur nom… Leur nom véritable est celui par lequel, le sabbat et les jours de fête, on les appelle pour qu’ils aillent embrasser la Torah : leur prénom juif et le prénom de leur père. Les noms de famille comme Goldberg et Hescheles sont des noms octroyés, imposés. » Il explique la différence entre un colporteur et un marchand à crédit, ces personnages détestés, et incompris : « Le premier vend contre de l’argent comptant, le second contre des paiements échelonnés. Le premier dépend d’une petite clientèle, le second d’une grande. » Ou bien il évoque un théâtre yiddish à Paris, avec une farce en trois actes : « Cette pièce donnait de larges occasions de chanter des succès américains et de vieilles chansons russes et yiddish. Lorsqu’on en vint aux chants et danses russes, les comédiens et les spectateurs se mirent à pleurer. » Les Juifs aiment les pays qu’ils ont quittés de gré ou de force, ils ont aimé l’Égypte, ils ont aimé l’Espagne, ils ont aimé la Russie et l’Allemagne. Joseph Roth leur en veut, il leur reproche leur patriotisme, et cependant il le comprend.

Son souci est loin de se limiter au sort des Juifs européens ; c’est le destin de l’Europe qui le tourmente, comme on le voit dans le texte cité au début de cet article. Il rappelle (en 1927) que « les rabbi ont jeté l’anathème sur l’Espagne, depuis que les juifs ont dû quitter ce pays ». Et il ajoute (en 1937) que cet anathème (herem) « devait s’éteindre pendant ces présentes années… Au moment précis où s’éteint l’anathème, commence la plus grande catastrophe que l’Espagne ait jamais connue [la guerre civile] ». D’où « l’Antéchrist », qui décrit l’état de l’Europe de 1934, sur laquelle pèse la menace d’un mensonge aux formes diverses, en termes imagés, bibliques : « Nous ne reconnaissons pas l’Antéchrist parce qu’il vient à nous dans les vêtements du petit-bourgeois de n’importe quel pays… Mais moi je l’ai reconnu. Je le perce à jour quand, à l’est de ce continent qui s’effondre, il promet de libérer les ouvriers et d’anoblir le travail ; quand à l’ouest, il promet de défendre la liberté de la culture et quand il hisse les faux étendards de l’humanité sur les toits des prisons ; quand au centre de l’Europe… il promet à un peuple bénédictions et bien-être tout en préparant la guerre dans laquelle il va sombrer… Même quand lui, le prince des ténèbres, se rend au Vatican pour y dicter des concordats [celui de juillet 1933, avec Hitler]… je le reconnais, l’Antéchrist. » C’est en ces termes angoissés qu’il évoque la Première Guerre mondiale, Hollywood, ou, de façon sarcastique, « les bénédictions de la terre : le naphte, la potasse et le poison », ou les gaz toxiques.

Le romancier de la Crypte des Capucins et de La Marche de Radetzky écrit ici, avec une sauvage énergie et une certaine naïveté, un chapitre de la Bible du XXe siècle. Ses avertissements nous atteignent, comme s’il nous enjoignait de redouter également le passé et l’avenir, alors qu’il est selon lui trop tard, et comme si sa conviction pouvait faire qu’il soit encore temps d’essayer d’y voir clair.

Pierre Pachet

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