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Le "monde disparu" de Joseph Roth

Article publié dans le n°1002 (01 nov. 2009) de Quinzaines

Panoptikum, en allemand, désigne un musée de figures de cire, comme Tussaud ou Grévin. C’était le titre choisi en 1930 par Joseph Roth pour l’un des recueils d’articles parmi lesquels Stéphane Pesnel a choisi avec goût les textes traduits et présentés dans ce volume.
Joseph Roth
Cabinet des figures de cire (précédé d') Images viennoises (Seuil)
Claudio Magris
Loin d'où ? (Seuil)
Panoptikum, en allemand, désigne un musée de figures de cire, comme Tussaud ou Grévin. C’était le titre choisi en 1930 par Joseph Roth pour l’un des recueils d’articles parmi lesquels Stéphane Pesnel a choisi avec goût les textes traduits et présentés dans ce volume.

Ces textes brefs rédigés pour des journaux viennois et pour la Frankfurter Zeitung datent de deux époques proches et cependant distinctes : 1919-1923, et 1926-1929, soit juste après la Grande Guerre et le démantèlement de l’Empire austro-hongrois en États nationaux où les minorités sont mal à l’aise ; et aux approches de la crise de 29, dans un monde à la fois riche de sa diversité, et gravement menacé.

Dans ce genre bref aussi, Roth excelle, et donne un grand plaisir de lecture, comme finement rehaussé par la distance temporelle qui nous sépare d’un « monde disparu » dans lequel nous pouvons nous reconnaître par éclairs. Quatre pages poignantes et maîtrisées de 1923 décrivent les animaux dans les abattoirs de Sankt Marx à Vienne, et différentes strates du passé et de notre présent viennent à nous : « Ils étaient venus naguère de très loin, de Roumanie, de Hongrie, de Yougoslavie, et seuls quelques-uns parmi eux étaient nés dans le pays où ils sont morts. Ils avaient derrière eux bien des journées de voyage, des journées passées à l’intérieur de wagons exigus et sombres, dans lesquels, effrayés par le bruit inconnu des roues des wagons, ils frottaient craintivement leur corps les uns contre les autres. »

Presque toutes les pages sont de cette qualité précise et visionnaire. Parti en reportage en Albanie, dans une région pétrolifère de Pologne ou dans un café viennois, attaché à relever des détails comme en passant mais en faisant se lever une poussière de souvenirs, Roth ressuscite le passé, scrute le présent et prophétise le futur. Certes, il y a en lui de l’esprit dit « viennois », mais sans la légèreté traditionnellement associée à ce terme, sans non plus la causticité qu’on aime ou qu’on déteste chez Karl Kraus (qui adorait être détesté). Roth a une intelligence rapide, sensible, et un franc-parler qui lui permet d’exposer en quelques mots l’acuité douloureuse des ressentiments qui opposent les anciennes populations de l’Empire : Albanais, Hongrois en proie au régime communiste grandiloquent et tatillon de Béla Kun, ses nationalisations absurdes des petits commerces, et aux suites macabres de son effondrement. Voir le reportage désopilant ou désolant sur la petite ville allemande d’Ôdenburg en Hongrie : « Toutes les horloges sont arrêtées à Ôdenburg. Je crois que les horloges sont en grève. Car la Hongrie voulait être en avance d’une heure entière sur l’Europe, et la république des Conseils, dans le seul but de faire enrager les paysans conservateurs, a introduit l’heure d’été. Les comitats de Hongrie occidentale ne s’en sont pas souciés le moins du monde… »

« Figures de cire » : c’est aussi que, sous les yeux de Joseph Roth, les personnages quotidiens, modestes ou prétentieux, qu’il observe, semblent chacun jouer son propre rôle : le vieux serveur, le cuisinier, le portier, et l’Empereur FrançoisJoseph lui-même, transformé en vignette précise et intemporelle : « Les roues de la voiture, grandes, hautes mais fines, avaient des rayons minces qui faisaient penser à d’éclatantes baguettes de chef d’orchestre, à un jeu d’enfant et à un dessin dans un livre de lecture. »

Paraît simultanément une copieuse étude de Claudio Magris sur « Joseph Roth et la tradition juive-orientale », dont l’alors jeune auteur (en 1971) semble avoir tout lu, si l’on en juge par les près de 60 pages de références en fin de volume : non seulement toutes les œuvres de Roth (et leurs commentaires), mais aussi les œuvres principales, ou mineures de la littérature yiddisch, en traduction, Cholem Aleikhem, Mendele Moikher Sforim, Itzhok Peretz David Bergelson (assassiné par Staline en 1952) et Bashevis Singer, et les théoriciens du roman européen comme Lukacs et Lucien Goldmann.

Il y met en relation l’œuvre de Roth, et chacun de ses récits ou romans, avec cet univers littéraire, ses thèmes, ses ambitions, ses personnages typiques, ses symboles, et surtout les réalités qui agitent cette littérature : le shtetl perdu et idéalisé voire mythifié, l’émigration vers l’Ouest, la nostalgie, l’émancipation, l’assimilation, le désir de révolution. C’est brillant, instructif, sans doute indispensable aux spécialistes, mais avec des généralisations parfois épuisantes à force de vouloir embrasser toute cette matière. Un paragraphe de Roth en dit parfois tout autant ; et les livres plus tardifs de Magris – comme le merveilleux Danube – me semblent plus convaincants et plus séduisants à la fois.

Pierre Pachet

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