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Les silence des contes

Article publié dans le n°1007 (16 janv. 2010) de Quinzaines

Fabienne Raphoz
L'aile bleue des contes : l'oiseau
D’une certaine manière, le conte est une forme celée, comme la poésie. Il est rempli de jeunes filles obligées de se taire pour désensorceler leurs frères, sauver la vie de leur époux et laver u...

D’une certaine manière, le conte est une forme celée, comme la poésie. Il est rempli de jeunes filles obligées de se taire pour désensorceler leurs frères, sauver la vie de leur époux et laver un péché dont elles sont innocentes. C’est leur silence qui permettra à la joie, au bonheur, de revenir parmi les leurs, et au conte d’aboutir à ses fins. Pour le lecteur adulte le silence se poursuit : que cache-t-il ? Que donne-t-il à déchiffrer ? Le conte intitulé « Frère Yves et l’oiseau chanteur », dans lequel le sommeil prend la place du silence (est-ce si différent ?) relève d’une longue tradition écrite. Le plus ancien texte connu est celui de Maurice de Sully, évêque de Paris au xiie siècle. Voici ce qu’il raconte : après avoir constaté que le monde est rempli de méchanceté et que mieux vaudrait s’ensevelir dans un couvent, Frère Yves entre dans un monastère de trappistes. Au bout de quelques mois, il commence à avoir des doutes sur la valeur du Paradis où il travaille si durement à obtenir une place. Il craint de s’y ennuyer. Au cours d’une promenade, il entend un chant qui le séduit tant qu’il l’écoute pendant… 300 ans ! Quand il revient au monastère, il ne retrouve aucun des anciens compagnons de sa vie antérieure. On aura reconnu le long sommeil de notre Belle au bois dormant, mais aussi et surtout celui des Sept Dormants d’Éphèse, qui a pris la tournure que nous lui connaissons vers l’an 500 et que l’on retrouve dans le Coran, à la sourate 18. Sommeil qui figure également dans le De Gloria martyrum de Grégoire de Tours. Et dans le Rip Van Wickle de Washington Irving, où le héros s’endort dans une grotte (comme les sept dormants d’Éphèse), « sujet de sa Majesté britannique George III » et qui « se réveille citoyen de États-Unis d’Amérique » (Trois récits américains). Les sept dormants, eux, s’endormaient chrétiens persécutés dans un empire païen qui, à leur réveil, se révélait chrétien. Autre exemple d’un sujet riche en circulation : celui de la Belle, du Dragon et de son Sauveur, autrement dit de la légende de Saint-George et du dragon. Cette dernière nous est chère à cause de la peinture de Paolo Uccello, visible au British Museum de Londres. Cette fois, la raison du malheur absolu est un dragon hideux auquel une jeune fille doit servir de repas. Le triangle est en place pour donner lieu à d’infinies variantes. On s’aperçoit alors que dans le conte, comme au théâtre, ce sont elles qui ravissent. Comment comprendre, sinon, qu’une histoire quasiment identique puisse capter, toujours ? Le conte parle par onomatopées : « Ton karari, ton karari », dit le métier à tisser de la femme-grue. Par énigme : « Que roules-tu et déroules-tu ainsi. – Je roule pour faire proche le lointain et je déroule pour éloigner le proche. » Ou bien : la petite fille des « Oies sauvages » arrive à « l’isba montée sur pattes de poule qui tournait sur elle-même. Par la porte entrebaillée, elle vit, gueule béante, la baba yaga à la jambe d’argile ». Au moyen de chanson : « Roi des poissons, accours, accours, car j’ai besoin de ton secours ». En langue régionale :  « En passons un barat Aqui se soun negats » (En passant un fossé tous deux se sont noyés). Autrement dit, le conte ne parle pas sauf peut-être aux enfants, ou bien s’il parle, c’est une langue différente, qui est comprise de par le monde, qui est commune à ceux qui habituellement ne se comprennent pas et s’entendent encore moins, il traverse les frontières, il n’emporte des cultures que ce qu’il faut pour faire signe et il les fait communiquer, échanger leurs données, il abonde en chansons sans objet, en onomatopées, ou en propos énigmatiques. Dans les livres qu’elle édite ou qu’elle publie en tant qu’auteur (chez Corti, collection « Merveilleux »), Fabienne Raphoz, spécialiste de contes et par ailleurs poète, ordonne les textes autour d’un thème. Qui est, pour le présent volume, l’oiseau, animal fascinant, déjà présent dans une fresque de Lascaux, « l’air libre personnifié, intermédiaire entre l’ici-bas tangible et l’au-delà incertain », comme elle l’écrit dans sa postface. L’influence, la prégnance des contes dans la littérature de tous les temps n’est plus à démontrer. Ils sont pourtant souvent mis de côté, voire méprisés, au profit de ce qui se donne comme la vraie, la bonne, la grande littérature. La collection « Merveilleux » œuvre à combler ce qui nous appa­raît comme un déni. Mais attention, au contraire des romans, ces livres sont à lire sans hâte, et chaque conte isolément, faute de quoi seront perdus leur saveur entêtante, leur ferment nourricier. ❘

Marie Etienne

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