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Article publié dans le n°1050 (01 déc. 2011) de Quinzaines

Entre l’essor ottoman, la prise de Grenade et la bataille de Lépante, l’Occident vécut plus d’un siècle dans la hantise de l’islam. Quoique cette hantise ait constitué l’arrière-fond du grand bond en avant qu’aura été la Renaissance, il en est rarement question. Cela ne rend que plus précieuse la publication du livre dans lequel un des meilleurs esprits de ce temps entreprend de lire le Coran.
Nicolas De Cues
Le Coran tamisé
Entre l’essor ottoman, la prise de Grenade et la bataille de Lépante, l’Occident vécut plus d’un siècle dans la hantise de l’islam. Quoique cette hantise ait constitué l’arrière-fond du grand bond en avant qu’aura été la Renaissance, il en est rarement question. Cela ne rend que plus précieuse la publication du livre dans lequel un des meilleurs esprits de ce temps entreprend de lire le Coran.

Lorsqu’il est question de la relation entre la prise de Constantinople et le mouvement de Renaissance, la tendance habituelle est d’évoquer une sorte de fuite éperdue des humanistes grecs devant l’envahisseur, emportant dans leurs valises les précieux manuscrits qu’il ne fallait pas laisser tomber aux mains des barbares au sabre courbe. Sans doute faut-il disposer du recul du temps pour voir dans la grande puissance qui déployait sa force à l’est de l’Europe la continuatrice d’un Empire byzantin qu’elle régénéra, certes sous une autre religion. Encore que les souverains de l’époque n’aient pas tous vu dans le Turc l’ennemi du genre humain, ni même de la civilisation chrétienne, comme on ne disait pas encore : François Ier cherchait de ce côté une alliance contre l’empereur Habsbourg – lequel, du reste, quoique catholique, laissa ses lansquenets protestants mettre Rome à sac.

De même qu’Augustin avait composé la Cité de Dieu à la suite du sac de Rome perpétré par Alaric en août 410, Nicolas de Cues rédigea sa Cribatio Alchorani juste après la prise de Constantinople. Devant des événements qui peuvent nous paraître comparables, ces deux penseurs majeurs adoptent des positions différentes. Il est vrai que, du temps d’Augustin, le conflit religieux était moins avec l’Arien Alaric que dans l’Empire même, entre des chrétiens déjà dominants et ceux qui persistaient dans la religion traditionnelle. 

Nicolas de Cues est un des penseurs les plus profonds de son temps. Si son influence philosophique directe n’aura pas été considérable, il est un des personnages majeurs de l’Église. Cardinal, ami d’Enea Silvio Piccolomini – humaniste connu en poésie latine sous le nom d’Aeneas Silvius –, il le rejoint à Rome quand celui-ci devient le pape Pie II. Mais alors que le pape est prêt à engager une croisade contre les nouveaux maîtres de Constantinople, Nicolas veut utiliser l’arme de l’écriture. Non toutefois pour critiquer l’islam : agissant en philosophe, il croit à la puissance de la raison et veut convaincre. 

Il est assurément le premier penseur occidental d’envergure à avoir réellement lu et étudié le Coran, certes dans une traduction latine mais en s’informant aussi de ce que des commentateurs arabes ont pu en dire. N’attendons pas de ce cardinal qu’il remette en question sa foi chrétienne, son attitude n’est évidemment pas celle du savant qui chercherait à comprendre une doctrine étrangère à son horizon culturel. Comme de nos jours les dignitaires de religions diverses lorsqu’ils se rencontrent, à Assise ou ailleurs, Nicolas est assuré que la vérité est de son côté. Cela n’ôte pas tout intérêt à sa démarche car il cherche à comprendre, non pour blâmer ou pour dénoncer, mais pour mettre en valeur ce qui lui paraît positif dans le Coran. Étant entendu qu’est positif ce qui s’apparente à la doctrine chrétienne. Voilà en quoi consiste le « tamis » : retenir du Coran tout ce qui, au yeux d’un chrétien, est vrai ou du moins acceptable. Il a l’œil du chercheur d’or qui cherche des pépites.

Il y a des évidences, comme le rattachement à Abraham ou la proclamation de l’unicité divine – même si chacune des deux religions juge que l’autre n’est pas vraiment monothéiste, elles s’accordent pour proclamer qu’il faut l’être. Il y a aussi des points sur lesquels le désaccord peut être tenu pour superficiel. Il en va ainsi de la description du paradis. Le cardinal est choqué que le Prophète insiste tellement sur les seins de toutes les vierges dont les hommes pieux jouiront au paradis ; mais il veut croire que Mahomet n’a voulu par ces versets que se faire entendre du vulgaire. L’argument revient d’ailleurs à plusieurs reprises et il faut l’apprécier comme la manière la plus bienveillante possible de lire le texte fondateur d’une religion autre, dont on fait l’hypothèse qu’elle est estimable. 

Le but avoué est, bien sûr, de convaincre des musulmans animés par la raison que, dans ce qu’il a de meilleur, le Coran va dans le même sens que les Évangiles, lesquels sont plus cohérents et plus satisfaisants intellectuellement. Il serait donc logique que le sultan et les plus grands esprits du monde musulman se convertissent au christianisme. Ne nous hâtons pas de blâmer les présupposés de cette « pieuse interprétation » si peu conforme aux évidences de notre temps qui s’étonne d’entendre le pape proclamer la vérité du catholicisme : notre relativisme s’accommode bien d’une totale ignorance de ceux que nous déclarons respecter. 

Le livre de Nicolas de Cues vaut déjà par ce bel exemple d’ouverture d’esprit, de tolérance et de croyance en la vertu du débat rationnel. Son intérêt tient aussi à son fondement philosophique. Disciple de Proclos un millénaire après l’enseignement du dernier grand néoplatonicien, le Cusain est sensibilisé à la thématique hénologique – c’est-à-dire à l’importance accordée à l’unicité du principe premier – dont une des traductions est le strict monothéisme de l’islam. À ce cousinage philosophique s’ajoute un argument théologique dont la portée est considérable : le Prophète aurait subi l’influence d’un moine nestorien, puis celle de juifs. L’anecdote vaut par ce qu’elle signifie : que l’islam peut être pensé comme un rameau du christianisme. Le fait est qu’il s’en fallut de peu que Nestorius l’emporte au concile d’Éphèse, en 431. Patriarche de Constantinople au côté de l’empereur, il n’était pas un personnage de second rang dans l’Église. Sa position convenait mieux aux intellectuels que celle de Cyrille d’Alexandrie, plus sensible à la piété populaire. Ce dernier s’est montré plus habile et est parvenu à imposer comme dogme officiel de l’Église que Marie était « mère de Dieu » et pas seulement « mère du Christ ». Il n’est pas étonnant que la doctrine de Nestorius, désormais qualifiée d’hérétique, ait rencontré un large assentiment dans des régions qui échappaient à l’influence directe de l’Église, en Perse et dans une grande partie de l’Asie. Quand on lit le Coran en pensant à la rapidité avec laquelle fut islamisé ce Proche-Orient qui avait été le berceau du christianisme, il n’est pas absurde de penser à une influence conjointe du nestorianisme et du judaïsme. 

Le Cusain a les mots d’un cardinal du XVe siècle. Allons plus loin qu’il ne peut le faire : son raisonnement mène à considérer l’islam comme une des virtualités de l’enseignement christique, comparable à toutes celles que l’Église a victorieusement combattues au fil des conciles des IVe, Ve et VIe siècles, et différente en ceci que l’Église n’a pu la combattre. On pressent quelles perspectives passionnantes s’ouvrent ainsi.

Marc Lebiez

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