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La Tour Effeil est amicale

En 2011, deux ouvrages superbes sont réédités pour la gloire de la longue silhouette de la Tour Eiffel qui, toujours, nous interroge.
Henri Alexandre Rivière
Les trente-six vues de la Tour Effeil (Seuil)
Roland Martin Barthes
La Tour Effeil (Seuil)
En 2011, deux ouvrages superbes sont réédités pour la gloire de la longue silhouette de la Tour Eiffel qui, toujours, nous interroge.

En 1989, un texte éblouissant de Roland Barthes est le déchiffrement du hiéroglyphe que constitue la silhouette de la Tour Eiffel. Sa forme apparemment simple serait un chiffre infini. La Tour attire le sens, comme un paratonnerre attire la foudre. Elle est un symbole de Paris, de la modernité, de la communication, de la science, du XIXe siècle. Elle serait une fusée, une tige, un derrick, un phallus, un insecte sans pattes. Elle serait peut-être une girafe, ou bien un oiseau (sans ailes) qui pousserait plus haut son vol. Ou encore, la Tour serait une silhouette humaine sans tête (sinon une petite aiguille) ; et un long buste serait posé sur deux jambes écartées (1).

Dans son écriture admirable, Roland Barthes explique les mystères fascinants de la Tour. La fonction mythique de la Tour est de joindre la base et le sommet, la terre et le ciel. Elle est un signe pur, un monument pleinement inutile, même si Gustave Eiffel a énuméré jadis tous les usages futurs de la Tour. Selon Roland Barthes, la Tour n’est rien ; elle accomplirait une sorte de degré zéro du monument. Elle serait, en quelque sorte, laïque ; elle ne participe d’aucun sacré, même pas de l’Art… Monter sur la Tour pour y contempler Paris, c’est une initiation du provincial pour faire (comme un Rastignac) la conquête de Paris. Tu entres dans la Tour ajourée, tu t’enfermes dans le vide et tu visites une ligne. Dans ce livre, les photographies d’André Martin donnent à voir les obliques de la Tour et ses détails (les boulons, les poutrelles, les plaques).

La Tour est un instant des mythes du fer et du feu. Elle est une figure de l’énergie de Vulcain. Face au passé, face aux clochers, aux dômes, aux arcs de triomphe, cette Tour surgirait comme un acte de rupture. Et elle est amicale.

Prodigieusement légère, cette Tour Eiffel est une dentelle de fer. Elle t’aide à vivre un peu, à respirer, parfois à être moins malheureux…

L’autre livre (publié aussi au Seuil) est la reproduction en fac-similé d’un ouvrage rare, imprimé à Paris par Eugène Verneau (1888-1902). Le grand dessinateur Henri Rivière (1864-1951) propose 36 « vues de la Tour Eiffel (2) ». Il rend un hommage aux Trente-Six Vues du mont Fuji d’Hokusaï, un hommage ironique au japonisme. La pointe de la Tour Eiffel traverse les nuages. La Tour s’élève sous la neige et dans la brume. Elle est construite par les ouvriers. Vous la voyez depuis les jardins maraîchers de Grenelle. Sur la Seine, près de la rue des Saints-Pères, vous entrevoyez de très loin la Tour. Les Gargouilles de Notre-Dame contemplent la silhouette de la Tour. Depuis le boulevard de Clichy, une cheminée d’usine (qui fume) dialogue avec la Tour. Dans la nuit du 14 juillet, la Tour éclaire. Rue Lamarck, le pauvre erre sous la pluie et le vent ; il ne regarde pas la Tour qui est là, lointaine. Au bois de Boulogne, le fantôme de la Tour flotte au-dessus des feuillages. Sans cesse, la Tour mélancolique hante le Paris de la fin du XIXe siècle, ses quartiers qui ont tant changé.

En 1902, le critique d’art Arsène Alexandre écrit le prologue des lithographies d’Henri Rivière. Car, « la Tour Eiffel, dans toute cette affaire, n’est guère qu’une grande baguette à suspendre les kakémonos ». Avec sa silhouette dégingandée, la Tour amuse et émeut ; elle est aperçue à l’improviste. Selon Arsène Alexandre, elle devient « candélabre, joyaux de lumière » dans les Ténèbres. Car « on a le Fuji Yama qu’on peut ».

  1. J’ai souvent relu ce texte de Roland Barthes. Aujourd’hui, dans La Quinzaine littéraire, je recopie des fragments de phrases de Roland. Mon article est, à l’évidence, formé de dizaines de citations découpées… Achetez-vous le beau volume !
  2. Le dessinateur Henri Rivière a débuté dans le Chat Noir. Il a été l’un des metteurs en scène du Théâtre d’ombres dans le cabaret.
Gilbert Lascault

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