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Lorsque le temps s’arrête

Article publié dans le n°1135 (16 sept. 2015) de Quinzaines

De son vivant, Lucien Ganiayre (1910-1966) n’a pas pu trouver d’éditeur pour son unique livre, sorti au Seuil en 1973 et réédité cette année. Qualifié de « dernier roman réaliste » à cause de l’attention qu’il porte à la nature et à la vie campagnarde, cet ouvrage fait penser pourtant à Huysmans par sa poésie et son aspect baroque, posant ainsi la question de la frontière entre réel et fantastique.
Lucien Ganiayre
L'Orage et la Loutre
(L'Ogre)
De son vivant, Lucien Ganiayre (1910-1966) n’a pas pu trouver d’éditeur pour son unique livre, sorti au Seuil en 1973 et réédité cette année. Qualifié de « dernier roman réaliste » à cause de l’attention qu’il porte à la nature et à la vie campagnarde, cet ouvrage fait penser pourtant à Huysmans par sa poésie et son aspect baroque, posant ainsi la question de la frontière entre réel et fantastique.

Par quel tour de magie l’univers inanimé devient-il vivant ? Dans son célèbre roman, Mary Shelley avait décidé qu’une charge électrique pourrait donner vie à l’assemblage organique construit dans le laboratoire du docteur Frankenstein. Pourtant, les premiers organismes vivants sont apparemment nés dans un environnement aquatique.

C’est justement vers l’eau que se tourne Lucien Ganiayre lorsqu’il établit les bases de sa fiction, qui évoque les origines de la vie par un processus inverse, en imaginant que subitement celle-ci s’arrête. Sauf pour quelques êtres chanceux, des Noé contemporains qui, au lieu de se réfugier dans un navire afin d’échapper à un déluge, survivent parce qu’au bon moment ils se sont trouvés submergés dans des eaux salvatrices.

Qui n’a pas eu peur un jour d’un orage ? Celui de L’Orage et la Loutre s’avère particulièrement dangereux. Il survient l’après-midi du 20 septembre 1935 dans un village du Périgord, alors que le narrateur, un instituteur dénommé Jean Des Bories, est à la chasse, accompagné de Rita, sa fidèle chienne setter.

Le héros sera sauvé grâce à sa découverte d’une source « débordante d’eau claire », une sorte de puits d’un mètre de diamètre entouré par « une nappe de glaise crue ». Tout laisse croire que ce puits, situé dans un endroit où l’instituteur passait depuis vingt-cinq ans, n’avait jamais été vu par aucun être humain. Il existe dans un état d’équilibre pur, tellement limpide que, malgré sa profondeur, on peut en apercevoir le fond, immaculé. L’eau effleure le bord sans le dépasser. Elle a un goût particulier, « une saveur plate, morte, un peu comme de l’eau bouillie ». Il n’y avait ni insecte ni herbe. Elle a si peu de poids qu’une très légère boule brune – un parasite poussant sur les arbres et appelé « noix de galle » – qui y tombe atteint immédiatement le fond. En sentant l’approche de l’orage, l’instituteur plonge dans cette eau et, en ressortant, il inspire un air qui lui glace la gorge et les poumons. La fontaine essaie de le retenir, aspirant son corps.

En l’espace d’un instant, tout a changé : les autres êtres vivants, que ce soit Rita ou les habitants des villages du Périgord, sont figés dans un état immobile, suspendus entre vie et mort. L’état de suspension devient ainsi le sujet de ce roman mystérieux, qui enrichit le genre de fiction fondé sur le « suspense » en redonnant à ce terme son sens étymologique.

Chaque seconde de la vie est précieuse, semble vouloir dire Lucien Ganiayre, tout comme chaque centimètre carré de la planète. On vit sur le fil du rasoir. Dans un univers soudainement dépourvu d’êtres vivants, le héros souffre d’un sentiment de solitude – jusqu’à sa rencontre avec la loutre, celle-ci ayant aussi survécu au désastre, peut-être à cause des eaux noires d’une rivière.

L’instituteur part alors à pied pour Paris, à la recherche de son seul ami, qu’il avait connu à l’âge de quatorze ans. Il s’appelle Marescot et, comme la fontaine, paraît incarner une perfection primordiale : quasi-orphelin, abandonné par ses parents et confié à une cousine qui meurt peu de temps après, il est resté seul dans l’école déserte pendant les vacances, anticipant le destin de Des Bories. Marescot était premier partout, en français, en calcul, en histoire, mais, non content d’avoir 19, il trichait lors des compositions, feuilletant des manuels ou des dictionnaires interdits, dans l’espoir d’avoir 20. Il se fichait complètement des conventions, vivant dans un état presque inconscient, comme ceux qui attendent une résurrection.

La seule manière de jouir pleinement de la vie est-elle de mourir ? De s’unir à la Nature, afin de l’accueillir dans tout son éclat ? Doit-on arrêter le temps pour pouvoir le saisir ?

Dans l’Ode sur une urne grecque, John Keats s’extasie devant l’ornementation d’une urne antique : un sacrifice rituel dans un village ; des flûtes et des tambourins ; des hommes ou des dieux à la poursuite de vierges. Il envie à ces êtres leur intemporalité, leur Grexit réussi : « Ah ! heureux, heureux rameaux ! qui ne pouvez perdre / Vos feuillages, ni jamais dire au printemps adieu ; / Et toi, heureux mélodiste, jamais lassé, / Modulant à jamais des chants qui ne vieillissent jamais ; / Plus heureux amour, plus heureux, heureux amour ! / Que l’on peut goûter sans cesse, à jamais ardent, / À jamais haletant, à jamais jeune… »

Lucien Ganiayre, comme Keats, érige en héros un élément éphémère et insaisissable, réputé immortel et pourtant qu’il dompte par sa plume : le temps.

Steven Sampson

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