Mimile

Article publié dans le n°1000 (01 oct. 2009) de Quinzaines

Quand il y avait encore en plein Paris des petits commerces tenus par des « Français de souche » – cela n’étant nullement pour dénigrer leurs remplaçants arabes ou kabyles qui nous son...

Quand il y avait encore en plein Paris des petits commerces tenus par des « Français de souche » – cela n’étant nullement pour dénigrer leurs remplaçants arabes ou kabyles qui nous sont si souvent providentiels, mais Allah est le plus grand ! – dans une obscure boutique de la rue Saint-Marc, à un saut de puce de la Bourse, s’activait un authentique épicier du pays des Fouchtras, noir de cuir et de poil, haut comme deux pommes et demie, et qui, ayant posé sur le comptoir vos emplettes, lorgnait avec satisfaction le gros billet tiré de votre poche – c’était au temps des anciens francs – et entreprenait de solder le compte comme suit : « Neuffe chent quatre vingt diche chett, neuffe chent quatre vingt diche huit, neuffe chent quatre vingt diche neuffe », là il stoppait un court instant, vous lançait un coup d’œil complice, puis abattait, jovial, le dernier franc avec un sonore : « et Mimile ! ».

Là-dessus il se redressait un peu, osait affronter le regard courroucé de sa femme, qui jouait à la comme il-faut ayant contre son gré épousé un malotru, et éclatait d’un rire formidable, formidablement niais, ravi d’une plaisanterie si innovante qu’il la recommençait dix fois par jour, moment d’intense jubilation et de vraie joie libératrice. Puis, profitant en douce de la confusion de sa moitié, il s’éclipsait illico pour aller s’en jeter un au coin de la rue Vivienne, non loin de ce lieu mythique qui devait à l’époque – vers 1950 – avoir si peu changé depuis que Lautréamont, au dernier des Chants, y avait fait rôder ses « vendeuses d’amour ».

Il va de soi que, bien que je fusse fort jeune alors, je réclamais toujours un billet de mille quand on m’envoyait faire des courses en cet antre si rempli, pour moi, de poésie brute. Et Mimile ! Cela me ravissait, me ravit encore. Qu’y a-t-il de plus exaltant que le jeu de mots le plus inepte ? Dans son infinie nullité, celui-ci réussissait le miracle d’être à la fois affirmation, et même proclamation du moi contraint, rupture modeste mais efficace dans le morne et répétitif tissu des jours (et pourtant répétitif lui-même à satiété, c’est là sa force), enfin érection sur le piédestal de la voix de la magie mystérieuse des nombres.

Car fichtre ! 1 000 ce n’est pas rien. Surtout – nous y voilà, avouez que, si c’est tiré par les cheveux, c’est une longue et belle tignasse – quand il ne s’agit pas de mille jours, moins de trois petites années, mais bien de mille quinzaines, ce qui, si je ne me trompe, jauge quinze mille jours, ou encore quarante et un ans et d’assez grosses poussières. Alors moi ! Non pas l’un des premiers arrivés, tant s’en faut, mais pas non plus l’un des ultimes, pris en somme au milieu du flot ininterrompu de cette aventure qui me déborde de toutes parts, où situer, où trouver mon grain de sel, bon sang ! et Mimile, où est-ce qu’il perche dans tout cela ?

Au sein d’une entreprise collective, même si elle est, comme la nôtre, constituée d’un conglomérat d’individualités assez nettement tranchées et soucieuses de leur autonomie, même si – le paradoxe n’est qu’apparent – elles ont conscience de s’insérer dans un organisme inventé, nourri et rendu vivant par la volonté d’un seul homme, le difficile est bien d’essayer de mesurer ce que pourrait être un apport personnel, mon apport. Qu’est-ce que j’ai pu, moi, apporter à La Quinzaine qui, à l’évidence, a fonctionné sans moi, et continuera à fonctionner si elle me laisse sur le bord du chemin ?

Question insoluble à moins d’une stupide prétention – et peut-être d’une non moins stupide humilité. Coltine ta pierre, mon gars, et ne nous casse pas les pieds !

En fait de pierres, d’ailleurs, il en existe un bon tas qu’on aurait aimé apporter, soit pour construire, soit pour détruire. On a eu la chance de parler de beaucoup d’auteurs qui nous importent, mais pas de tous : quand on marche à l’admiration – c’est mon cas – on voudrait ne laisser passer aucun de ses livres de chevet (pour ce qui est des anciens), signaler en bien tout ce qui a vraiment frappé (pour ce qui est des nouveaux). Sur ce plan, il me semble pourtant que La Quinzaine est sacrément bonne fille : à moins de se faire porter pâle – comme disait le Capitaine Hurluret – il est bien rare qu’une dévotion authentique pour Xou Yne soit pas récompensée, en Comité, par l’octroi du livre à commenter.

Quand il s’agit, selon le mot de Flaubert, de « tonner contre », il en va un peu autrement. Mais c’est poser toute la question, fortement épineuse, de la raison d’être principale d’un grand périodique littéraire. Tout au long du XIXe siècle, qui finit en 1914 et pour la littérature française fut vraiment le Grand Siècle, il est clair qu’écrire dans les journaux n’allait pas sans un droit imprescriptible à l’éreintement, que les Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Remy de Gourmont ont exercé avec allégresse, et que les surréalistes, si redevables, à bien des égards, Breton sur tout, à la « fin de siècle », ont prolongé. J’ai longtemps regretté qu’il ne fût pas dans la politique de La Quinzaine, ce droit de libérer parfois sa rage devant certaines fausses gloires qui ne doivent leur statut qu’à une valeur marchande façonnée par la prodigieuse inculture ambiante.

Et puis je me suis ravisé. À quoi bon en effet ? Maurice Nadeau doit avoir raison : on a si peu de place (et de temps) pour parler des bons livres, pourquoi s’encombrer la plume avec ceux qui vous tombent des mains ? Donc « rien de rien, non, je ne regrette rien…! » Ou, en termes plus nobles, à moi Baudelaire encore, mon maître : « Pour soulever un poids si lourd, / Sisyphe, il faudrait ton courage ! / Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage, / L ’Art est long et le Temps est court. »

Maurice Mourier