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Oedipe en Californie

Article publié dans le n°1087 (01 juil. 2013) de Quinzaines

Toujours fidèle à la côte Ouest, David Vann déplace son objectif de quelque trois mille kilomètres, délaissant l’Alaska de ses deux premiers livres pour un État réputé moins primitif. Et pourtant... Même si l’on n’a pas affaire à des animaux sauvages ou à des armes à feu dans son nouveau roman, ses personnages sont animés de la même rage (auto-)destructrice. La frontière existe encore en Amérique, ce qui permet à ses écrivains de la dépasser, de créer une littérature de transgression qui fascine et rend mal à l’aise.
Toujours fidèle à la côte Ouest, David Vann déplace son objectif de quelque trois mille kilomètres, délaissant l’Alaska de ses deux premiers livres pour un État réputé moins primitif. Et pourtant... Même si l’on n’a pas affaire à des animaux sauvages ou à des armes à feu dans son nouveau roman, ses personnages sont animés de la même rage (auto-)destructrice. La frontière existe encore en Amérique, ce qui permet à ses écrivains de la dépasser, de créer une littérature de transgression qui fascine et rend mal à l’aise.

Grand adepte de Faulkner, de Cormac McCarthy et de Flannery O’Connor, David Vann défend la littérature régionale américaine. À quelle région appartient-il ? À l’Alaska, deux fois et demie plus grand que la France, où il a passé une partie de son enfance ? À la Californie, où il a passé l’autre partie, et où, jusque récemment, il enseignait la littérature ? De fait, à aucune. Il est sui generis, comme en témoigne son nomadisme actuel, qui le conduit à partager son temps entre l’Angleterre, la Turquie et la Nouvelle-Zélande.

David Vann est en colère contre les États-Unis, et on peut le comprendre. Son premier livre, intitulé Sukkwan Island en France, a remporté le prix Médicis étranger en 2010 et s’est vendu à 280 000 exemplaires dans l’Hexagone. Pourtant, il reste presque inconnu en Amérique. Peut-être les Américains ont-ils moins besoin de lire la violence du fait qu’ils la vivent ?

En ce qui concerne sa propre œuvre, il récuse le qualificatif de littérature « violente ». Certes, dans Impurs, il y a un meurtre, et pas des moindres. Mais le matricide est-il forcément un acte brutal et sauvage ? Un être humain peut-il tuer sa mère dans l’indifférence ? Dans une quête de pureté et de transcendance ? Ce sont certaines des questions posées par David Vann dans ce texte âpre et dérangeant.

Il fait penser à un autre romancier du Nord-Ouest, Chuck Palahniuk, même si l’univers de David Vann est plus étroit, réduit à une seule famille. Parce que, à l’instar de l’auteur de Fight Club, qui, dans sa préface à une nouvelle édition américaine du roman, avoue son ambition de remplir l’espace vide entre ses personnages par « une sorte de colle ou de mortier », Vann s’applique à abolir les frontières : entre les personnages, entre sa vie et son œuvre, entre le lecteur et le texte. Du coup, en lisant Impurs, on retrouve un certain nombre d’éléments de Sukkwan Island, en particulier la mère abusive qui vit en Californie, le père suicidaire (dans Impurs, le suicide a déjà eu lieu) et le fils solitaire, pris en otage par l’un de ses parents. Le tout étroitement calqué sur la biographie de David Vann, l’identité de la victime mise à part.

Et comme Palahniuk, qui dans Snuff raconte le tournage d’un film pornographique où six cents mâles attendent leur tour pour s’accoupler avec la même femme dans une parodie de la « scène primitive », David Vann joue avec les concepts freudiens afin de leur donner une tournure grunge, voire grotesque. Le texte s’ouvre alors sur une scène aux relents bibliques : Galen, le personnage principal, assis dans un jardin sous un figuier en train de méditer sur Siddhartha de Herman Hesse, tandis que sa mère l’appelle, tel Dieu dans le jardin d’Éden, « depuis l’intérieur ». Se trouve-t-elle à l’intérieur de son propre fils ? L’a-t-elle pénétré sexuellement ? Chez David Vann, cette idée est moins absurde qu’il y paraît.

Galen et sa mère cohabitent mais font chambre à part dans la maison d’enfance de cette dernière. Et elle reste effectivement enfantine, d’où son surnom « Suzie-Q », qui évoque un petit gâteau industriel prisé par les enfants dans les années 1960 (1). Ayant expulsé sa propre mère, Suzie-Q occupe sa chambre de jeune fille, laissant Galen dormir dans celle des parents, qui s’appelle la « Master Bedroom » – adéquatement puisqu’il deviendra le « maître » de sa mère. Mais pas avant d’être dominé, et dépucelé, par sa cousine Jennifer, de cinq ans sa cadette. La nuit, ce garçon si pur et si idéaliste, inspiré par sa lecture de Carlos Castaneda, enlève ses vêtements pour courir tout nu dans le jardin. Le jour, en revanche, il ressemble plutôt à Adam au paradis qui, après avoir goûté le fruit défendu, a subitement honte de sa nudité. Du coup, malgré la chaleur du désert californien, Galen enfile un jean pour que sa famille ne voie pas l’érection que sa cousine a suscitée.

Dans cet univers primitif, le concept de transgression existe-t-il encore ? La séduction de Galen par Jennifer – ou devrait-on dire le « viol » ? – s’annonce dès que celle-ci arrive en visite chez sa tante. En voyant son cousin, elle glisse ses doigts sur l’intérieur de sa cuisse, puis lui demande s’il aurait envie de la toucher. En se mettant à table, elle offre en guise de bénédiction une parodie du Notre Père : « Redonne-nous aujourd’hui nos joues, nos cous et autres morceaux de chair disparus. » Suzie-Q prévient qu’elle ne réprimandera pas ce « petit ange ». Le champ sémantique d’Impurs indique, encore une fois, que les Américains ne sont jamais loin de Dieu, que ce soit dans la vénération ou le blasphème.

Sous la table, à côté de la mère et de la tante, Jennifer pose son pied nu sur l’entrejambe de Galen, puis elle accentue la pression sur son érection grandissante. Suzie Q ressent intuitivement que quelque chose ne va pas, et elle traite Jennifer de « petite prostituée ». Ensuite, elle demande pourquoi ils ne peuvent « être une famille, tout simplement ». Est-ce une blague de la part de l’auteur ?

Leur repas a lieu à « une longue table étroite pour douze couverts », situation qui évoque la Cène. Galen se trouve au milieu, à la place du Crucifié, comme David Vann, qui a grandi dans une famille où il était le seul homme parmi onze femmes. Quel apôtre trahira Galen ?

D’abord la Mère qui, tout en sachant son Fils végétarien, lui apporte comme plat « une petite boule de saucisse rouge, dépassant d’une enveloppe de pâte ». Le Christ est apparemment censé manger son propre phallus, qui dépasse du pagne. Galen l’ingère, puis on lui donne une assiette remplie d’« une douzaine de saucisses dans leur enveloppe de pâte ». Il avale l’offrande entière, pain et chair compris, avant de monter aux toilettes pour vomir.

Au réveil, le lendemain, il trouvera la culotte de Jennifer à quelques centimètres de son visage ; les cuisses de sa cousine lui encadrent la tête. Elle rabat les couvertures, afin de pouvoir l’observer en train de se caresser. Elle s’excite à son tour, et Galen voit « sa cousine commencer à mouiller, la soie assombrie au centre ». Même pendant les moments les plus intimes, Galen ne peut échapper à la présence maternelle. Alors, quelques minutes plus tard, juste après qu’il a atteint la jouissance, Suzie-Q frappe à sa porte pour lui proposer d’aller « s’occuper des noix », « walnuts » en anglais, ce qui constitue un jeu de mots grivois dans l’une et l’autre langues.

Le jour où Galen réussira enfin à perdre sa virginité, il en ira de même. Suzie-Q arrive au moment de l’orgasme et voit son fils se retirer de Jennifer afin de jouir sur le ventre de sa maîtresse. La mère entend les gémissements de l’un et les plaintes de l’autre, qui supplie son amant de continuer.

Folle de rage, Suzie-Q décide d’emmener Galen au commissariat pour détournement de mineur. Elle explique à son fils qu’elle compte fournir comme pièce à conviction la couverture « où il y a un peu de vous deux ». Elle ajoute que les deux amants, n’ayant pas encore pris de douche, portent « des preuves » sur eux. Habeas corpus. Afin de gagner du temps pour réfléchir, Galen enferme sa mère dans le hangar de leur propriété, ce qui entraînera la dégringolade œdipienne – en changeant la victime du meurtre – de la seconde moitié du livre.

Pour sa description impitoyable de la violence érotique inconsciente au sein d’une famille, le roman de David Vann ne mériterait-il pas le titre inverse ? Purs plutôt qu’Impurs ? 

  1. En réalité, le produit s’appelle « Suzy-Q », qui se prononce de la même façon.
Steven Sampson