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Penseur en captivité

Article publié dans le n°1003 (15 nov. 2009) de Quinzaines

Levinas aura été, après Sartre puis Althusser, le philosophe français le plus influent sur son époque. De l’expérience de la guerre et de la captivité dans un camp de prisonniers militaires, leurs œuvres publiées ne disaient à peu près rien. On découvre après leur mort comment ces années auront marqué leur formation intellectuelle.
Emmanuel Levinas
Carnets de captivité (suivi d') Ecrits sur la captivité (et) Notes philosophiques diverses
Levinas aura été, après Sartre puis Althusser, le philosophe français le plus influent sur son époque. De l’expérience de la guerre et de la captivité dans un camp de prisonniers militaires, leurs œuvres publiées ne disaient à peu près rien. On découvre après leur mort comment ces années auront marqué leur formation intellectuelle.

La première surprise, à la lecture des carnets tenus par Levinas pendant et après la captivité, vient de la grande différence tant avec son contemporain Sartre qu’avec son cadet Althusser. Sensiblement plus jeune, ce dernier semble avoir ressenti un ébranlement mental et intellectuel d’une extrême violence. Sartre, à l’inverse, était déjà l’auteur de La Nausée et ses quelques mois de captivité ne paraissent pas avoir beaucoup ralenti la préparation de L’Être et le Néant, ni d’ailleurs influé sur son contenu, fût-ce par les exemples qu’il analyse. De Levinas, on pouvait s’attendre à ce qu’il mît au premier plan la dimension juive de sa réflexion, ou peut-être à ce qu’elle apparût dans ces circonstances.

Il n’en est rien. Non que le judaïsme serait absent mais ce n’est pas une dimension majeure de la réflexion que l’on voit se poursuivre de carnet en carnet. Elle ne paraît pas importer davantage que si ce prisonnier de guerre était peintre ou musicien : sur le mode discret d’une affaire privée dont on n’éprouve pas davantage le désir de parler que des autres évidences desquelles on se sent constitué. Or on est bien là devant les carnets d’un philosophe, qui d’ailleurs ne cesse de se définir tel et évoque sa « doctrine », ses « thèses », mais ce philosophe se pense dans l’horizon de la phénoménologie husserlienne.

Il a le même âge que Sartre et les mêmes lectures philosophiques, à ceci près qu’il s’intéresse davantage à Bergson et moins à Hegel. Quand il projette « (son) œuvre à faire », lui aussi se voudrait également romancier et critique littéraire, lui aussi projette d’écrire un ouvrage intitulé L’Être et le Néant. Ce n’est pas le seul point sur lequel il leur arrive d’avoir la même intuition. On lit ainsi sous le crayon de Levinas ce qui pourrait passer pour le développement d’une de ces formules qu’on a tant reprochées à Sartre : « Si paradoxal que cela puisse paraître, ils (les prisonniers de guerre) ont connu dans la close étendue des camps une amplitude de vie plus large et, sous l’œil des sentinelles, une liberté insoupçonnée. » Découvrant dans le camp « la différence entre avoir et être (…) nous avons appris la liberté ».

Levinas, toutefois, apparaît plus timide, plus engoncé dans le bon goût de l’époque ; on ne le voit pas méditer sur la technique romanesque de Dos Passos, de Faulkner ou de Nabokov, pour mentionner des auteurs sur lesquels Sartre avait déjà écrit avant guerre. Il est vrai que Levinas a ensuite abandonné tout projet d’œuvre littéraire. Mais la différence la plus nette porte sur les rythmes. L’un a déjà publié des œuvres majeures et est en train de construire un des monuments du siècle ; l’autre n’arrivera à sa pleine maturité que sur le tard, publiant ses livres majeurs à un moment où la voix du premier sera déjà devenue presque inaudible.

Cette différence des rythmes permet à Levinas d’occuper notre horizon intellectuel alors que Sartre l’a quitté. Elle crée cependant un problème de réception pour ce premier tome des œuvres complètes. On ne peut pas en effet se cacher que ces carnets ne constituent pas par eux-mêmes un texte philosophique de première importance. On y voit un esprit qui n’est pas petit et qui s’est confronté aux meilleurs auteurs – Husserl, principalement, et aussi le Heidegger qui était alors accessible – tâtonner à la recherche de « (sa) philosophie ».

Ce tâtonnement n’a rien que de sympathique, d’autant que ce prisonnier de guerre sait se montrer à la fois très pudique et fin observateur. Il n’en reste pas moins que la publication de pareils inédits confronte toujours à ce paradoxe qu’ils n’arrivent au lecteur qu’après coup. En leur temps, ces textes aujourd’hui publiés chez Grasset ne l’auraient pas été, pas même sans doute chez Alcan, Vrin ou Nijhoff qui avaient abrité les premiers travaux universitaires de leur auteur. Ce n’est pas parce qu’ils se présentent à l’état de bribes, c’est que, à la différence des fragments de Musil ou de Nietzsche, ce ne sont pas les brouillons d’une œuvre en train de se faire mais les tâtonnements qui la précèdent. En d’autres termes, le lecteur à qui est destiné ce volume est censé déjà connaître les livres vers lesquels ont mené ces Carnets inédits et ces Notes philosophiques diverses. Ce qui l’intéresse est de voir la genèse d’une pensée qui lui est familière. La fascination pour l’origine dirige son regard. Il est ravi de constater que tel thème était déjà présent à ce moment ou, au contraire, ne l’était pas encore, ou très mal dégagé.

On est ainsi touché par cette réflexion déjà très levinassienne sur Proust : « Toute l’histoire d’Albertine est l’histoire de la relation avec autrui. Qu’est Albertine (et ses mensonges) sinon l’évanescence même d’autrui, sa réalité faite de son néant, sa présence faite de son absence, la lutte avec l’insaisissable ? »

D’autres thèmes ne réapparaîtront plus guère, ou sous une forme très différente. Ainsi du concept d’Aufmachung – qu’on peut traduire par « présentation visuelle » – qui ouvre vers de belles analyses sur le cinéma : « Dans l’Aufmachung, les choses apparaissent dans le mystère de l’étrangeté. Étrange – étranger. Dans leur étrangeté les choses se révèlent comme un mystère. C’est le charme du cinéma. » « Comme les impressionnistes ont découvert la lumière » écrit-il un autre jour, « le cinéma a découvert les variations de point de vue ».

Il arrive aussi, tout de même, que Levinas évoque le judaïsme, davantage toutefois sur un mode religieux que philosophique, hormis dans des passages comme celui-ci, tellement admirable que je conclus avec lui : « Le Talmud est une discussion, mais entre intelligences réellement différentes. C’est en affirmant que l’idée vit et devient dans la discussion que le talmudiste dépasse la lettre du texte et la vérité comme lettre. La vérité comme lettre s’impose comme toute faite et faite une fois pour toutes et pour tous. Les talmudistes ont au contraire une conscience très vive de la structure essentiellement dialectique de la vérité. Il s’agit d’une dialectique qui n’a rien de didactique ; qui ne ressemble pas au dialogue platonicien où un seul interlocuteur – Socrate – sait où il va. La discussion talmudique se joue entre esprits réellement multiples ; le rationnel tient, d’après eux, essentiellement à une multiplicité de sens appelant précisément la discussion comme forme où elle s’accomplit et se renouvelle infiniment. »

Marc Lebiez

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